Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


mardi 2 mai 2017

Les migrations d’aujourd’hui. Comprendre.

Comme je l’avais promis à quelques-uns des membres du CADM70 (1), les notes qui m’ont servi lors de la conférence tenue au cours du Forum des Migrants sont ci-dessous retranscrites afin qu’elles puissent servir à toutes et à tous. C’est là, me semble-t-il, une contribution pour comprendre afin d’agir en faveur de celles et ceux qui sont, pour l’essentiel, victimes de la guerre et de la misère.

Ce qui suit est centré sur les migrations en Europe et ne saurait donc être un tour complet de la question. Ainsi, ne sont pas évoquées les migrations, en son sein, du continent américain, en Asie ou encore en Australie. Est omise également une dimension qui, dans les années à venir, risque d’être prépondérante, à savoir les facteurs climatiques : catastrophes, sécheresse, montée des eaux… Il s’agit donc de cerner les origines de la « crise migratoire » affectant l’Europe (I), la répression et l’exploitation dont sont l’objet les exilés (II) et enfin de se poser la question du que faire pour être le plus efficace en leur faveur (III).
En préambule, pour poser les termes du débat, quelques définitions assorties d’une contextualisation entre hier et aujourd’hui m’ont semblé nécessaires.

Préambule

Les mots sont importants. Les médias entretiennent souvent des confusions qui obscurcissent la réalité dont on parle. Ainsi parler de réfugiés laisse entendre que tous les migrants ont trouvé un refuge, qu’ils sont à l’abri des persécutions et de la misère. C’est loin d’être le cas. De même employer le terme de demandeurs d’asile, c’est ignorer tous ceux qui,  pour diverses raisons réglementaires propres à chaque pays, ne peuvent bénéficier de ce lieu de paix, de calme, de sérénité leur conférant une sorte d’immunité contre leurs oppresseurs. La notion de migrants se veut plus neutre mais elle peut entretenir des confusions (migrants saisonniers, travailleurs détachés au sein de l’UE), voire être instrumentalisée par l’extrême droite (« invasion » migratoire). Si le terme de sans-papiers renvoie surtout à la non-reconnaissance par l’Etat qui devrait leur octroyer un statut, il est perçu également de manière péjorative : identités à contrôler pour les régulariser ou les expulser. Encore plus négative, la désignation des « migrants » comme clandestins, les désignant comme des illégaux à débarquer, à traquer aux fins d’expulsion. Les nominations les plus adéquates, pour cerner la réalité d’aujourd’hui, seraient d’employer à leur égard les termes exilés et errants. Exilés de leur pays, en raison de situations tragiques insupportables, ils sont en errance, égarés, perdus, cherchant un lieu où ils pourraient se reconstruire. Enfin, le terme expatriés, positif celui-là, n’est jamais employé à propos des migrations faisant la une des médias, et pour cause... il renvoie uniquement à la réalité de ceux qui quittent leur patrie volontairement et désigne les migrants européens. Ce phénomène n’est pourtant pas anodin. Ils représentent 21 millions de personnes qui résident en et hors de l’Europe et ce, sans compter les Français qui pour des raisons de surpaie sont ces métropolitains qui exercent différents métiers dans les confettis de l’ancien empire colonial (les Antilles, la Nouvelle Calédonie…), voire ceux qui entretiennent dans le pré-carré africain la tutelle néocoloniale française.

L’autre idée fausse, dont il faut se défaire, consiste à penser que les migrations seraient un phénomène nouveau. Il y a toujours eu des migrations : avant la découverte de l’agriculture et de l’élevage, les populations étaient essentiellement nomades. Les migrations se sont ensuite stabilisées sans pour autant disparaître d’autant que jusqu’au 15ème siècle, le problème ne se posait pas dans la mesure où n’existaient pas de frontières. Ce n’est qu’au 16ème siècle que le mot frontière prend son sens actuel avec la naissance de l’Etat-nation. C’est surtout la dynamique propre au capitalisme, d’abord marchand, colonisateur, puis industriel qui va accentuer les migrations forcées comme au temps de l’esclavage ou de la colonisation en recourant à une main d’œuvre plus malléable pour des raisons économiques avérées. Ainsi, en France, des migrations de Belges, d’Italiens, de Polonais, d’Espagnols et de Maghrébins se sont succédé. Sans oublier lors de la guerre 14-18,  l’emploi comme bêtes de somme ou chair à canons des Sénégalais ou des Indochinois. Les périodes de reconstruction d’après-guerres (14-18 et 39-45) ont accru ces phénomènes migratoires, assurant ainsi le redécollage économique et les fameuses « 30 Glorieuses ».

Aujourd’hui, à l’époque de la mondialisation libérale, autrement dit de la domination du capital financier sur les secteurs industriels et commerciaux, ce sont les usines de main d’œuvre qui se sont déplacées dans certains pays du Sud, l’économie des pays centraux étant caractérisée par la stagnation économique et la crise survenue en 2007-2008 (2). Pour les classes dominantes, les migrations provoquées (voir plus loin) ne sont pas souhaitées, en raison du chômage et de la précarisation du travail, à l’exception de l’Allemagne pour des raisons essentiellement démographiques.

I – Origines et causes de la crise migratoire d’aujourd’hui

Avant les années 75-80, les migrants comme les boat-people ou les dissidents « soviétiques », qui fuyaient les systèmes oppressifs, étaient accueillis à bras ouverts : ils choisissaient la « liberté ». Ce n’est plus le cas. Des évènements ont bouleversé l’ordre du monde, surtout à partir des années 80. Le modèle keynésien-fordiste est entré en crise (2) ; pour tenter de la surmonter, un nouveau modèle économique s’est mis en place à coups de déréglementations financières, économiques et sociales. Un capitalisme financiarisé (3) s’est installé, rappelant celui qui était dominant avant la grande crise de 1929-30. L’effondrement du système dit soviétique a ouvert de nouveaux marchés pour l’extension du « pur » capitalisme essentiellement dans les pays dits du bloc de l’Est. Cette contextualisation serait insuffisante si on omettait la succession de trois séquences historiques qui, conjuguées, ont ouvert la voie à l’affaiblissement de la « mondialisation » sous l’égide des Etats-Unis.

La première séquence fut celle, assez brève, de la superpuissance US. Ce fut celle de la tentative de remodeler le monde, y compris l’ex-Union soviétique d’Eltsine. Les révolutions  « orange » à l’Est de l’Europe, les privatisations sauvages, en attestent. Ce fut celle également, sur fond de faillite et de démembrement des nationalismes issus de la décolonisation et de l’effondrement de la Yougoslavie, du retour des guerres et des invasions étrangères. Dans la mesure où elles étaient menées sous le drapeau de la démocratie de marché face à des kleptocrates, dictateurs, elles ont pu recueillir, en Occident, une opinion favorable. L’enjeu réel consistait en fait à s’accaparer les matières premières et à disposer d’une main d’œuvre bon marché. Ces nouvelles conquêtes ont même était théorisées sous l’appellation de « destruction créatrice ».

La deuxième séquence, suscitée par les délocalisations favorisées par la libre circulation des capitaux et des marchandises, fut la montée en puissance de pays dits émergents profitant de leur industrialisation et des résistances à la domination impériale US. En fait, ce fut le surgissement à la fois d’impérialismes secondaires (Chine, Russie, Iran, Turquie) et de pays tentant de mener des politiques détachées de l’emprise des Etats-Unis, de l’Europe et des institutions financières mondiales (FMI, Banque Mondiale), notamment en Amérique latine (Venezuela, Equateur, Bolivie…). Dès lors, le déclin relatif de la suprématie des Etats-Unis est apparu, particulièrement lors du gouvernement Bush fils.

La troisième séquence est étroitement liée aux effets de la mondialisation financière. Elle a tout particulièrement affecté les pays du Sud les plus fragiles et ceux qui ont appliqué des politiques néolibérales. Il s’agissait pour les classes dominantes de ces pays d’attirer les capitaux et les transnationales (Zones dites franches, sans impôts…) tout en recourant à l’endettement fortement conseillé. Mal leur en prit. On assista à une suite de crises dites d’endettement (4) (mexicaine en 1995, asiatique en 97-98, russe en 98, brésilienne en 99, turque en 2000, argentine en 2001). Les remèdes appliqués à coups de plans d’ajustement structurels pour rembourser les créanciers inaugurent une nouvelle phase, celle du délitement d’Etats-nations fragiles issus de la décolonisation. A rebours, elle invite les Etats occidentaux à s’ingérer militairement pour y maintenir un ordre contesté ainsi que des élites corrompues. Enfin, la détresse des populations, la marginalisation des idées progressistes favorisent l’essor des idéologies millénaristes archaïques et barbares.

Au vu de ce qui précède, il n’est guère douteux que la « crise migratoire » dont parlent les médias renvoie essentiellement à deux grands facteurs explicatifs.

Premier facteur explicatif : la succession de guerres meurtrières

Au risque d’être succinct (5) dans les rappels, force est de constater que l’énumération qui suit n’est pas sans conséquences :
-        guerre en ex-Yougoslavie face à la montée du nationalisme guerrier serbe. Intervention de l’OTAN privilégiant l’écrasement sous les bombes aux accords dits de Rambouillet. Mensonge médiatique de l’opération dite fer à cheval comme prétexte, ce qui n’excuse en rien les volontés génocidaires de l’autre partie
-        guerre Iran-Irak : feu vert donné à Saddam Hussein par les Etats-Unis pour punir l’Iran de Khomeiny et affaiblir ces deux nationalismes jusqu’à leur implosion (théorisée par Kissinger), vente d’armes aux deux belligérants dont des exocets de la France à l’Iran
-        puis les deux guerres du Golfe contre l’Irak de Saddam Hussein et l’invasion de ce pays en opposant les chiites aux sunnites, jusqu’à favoriser de fait l’ingérence de l’Iran…  Si le complexe militaro-industriel des USA y a trouvé son compte, force est de constater que les buts de guerre des Bush ne furent pas atteints (exploiter le pétrole, s’assurer un gouvernement inféodé permettant de stabiliser la domination US). Tout au contraire, le pays déchiré a vu surgir Al Qaida puis l’Etat Islamique s’appuyant sur la marginalisation des sunnites exclus de l’appareil d’Etat…
-        Les politiques néo-libérales mises en oeuvre dans les pays arabes sous l’égide de kleptocrates ont donné le coup d’envoi de la révolte. Les « printemps arabes », s’ils ont fait sauter des dictateurs (Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Egypte), se sont vite trouvés pris en étau entre deux barbaries : les forces islamiques et l’Etat profond de ces pays. L’hiver arabe fut une succession de répressions qui, à l’exception de la Tunisie, enferment les peuples dans la misère et les exactions de toutes sortes. Reste pour s’en protéger la fuite ou le refuge dans des camps. Si l’intervention militaire de l’Arabie Saoudite au Bahreïn a été très peu médiatisée, assurée qu’elle était de la complaisance des puissances occidentales, il n’en n’a pas été de même pour l’intervention militaire en Libye puis en Syrie où la barbarie a atteint des sommets inégalés. On ne serait pas exhaustif si l’on omettait les guerres russes en Tchétchénie, en Géorgie, en Ukraine sur fond de rivalité russo-américaine. Et que dire de celle qui, à  bas bruit, depuis des années ravage le Congo. C’est peut-être la plus meurtrière (4 millions de morts). Sa raison d’être est celle de guerres par procuration menées par des seigneurs de la guerre, armés en sous-main par différentes puissances, qui recourent à des enfants soldats drogués, contractualisant leurs méfaits avec des compagnies commerciales et des multinationales. De fait, il s’agit de préserver en toute impunité des exploitations illégales de ressources minières (coltan, cuivre, or, diamants, cobalt). Quant à la France de Sarko-Hollande, elle n’hésite nullement à intervenir militairement pour maintenir en orbite son pré-carré africain (Côte d’Ivoire, Mali, Centrafrique).

Justifications politiques et médiatiques des buts de guerre

Comme à l’époque de la colonisation, les buts de guerre et d’invasion sont toujours présentés au nom de nobles causes. Pour les Bush, il s’agissait, non seulement de remodeler le grand Moyen-Orient afin d’y importer la « démocratie » occidentale, mais surtout de protéger les peuples, voire le monde, des agressions possibles du ou des dictateurs non assujettis à l’ordre américain. Les médias-mensonges furent amplement utilisés à cet effet jusqu’au sein de l’ONU : armes de destruction massive, 3ème armée du monde à la disposition de Saddam Hussein. L’apparition d’Al Qaida puis de l’Etat islamique donnèrent droit à des qualificatifs de bonne cause : guerre contre le terrorisme alors que les interventions US l’avaient largement suscité (1ère guerre du Golfe, éviction des sunnites en Irak), guerre pour la paix, guerres de civilisation, guerres humanitaires…pour faire cesser de soi-disant guerres ethniques.

Lesdites « crises migratoires » sont donc largement l’effet boomerang des guerres, ces interventions extérieures qui déchirent le tissu social de nations fragiles en formation. La décision de les mener révèle qu’un nouveau partage du monde est à l’œuvre et provoque en retour face aux impérialismes concurrents une nouvelle course aux armements. Toutefois, si aujourd’hui, ces guerres prennent une telle ampleur, c’est sous l’effet d’au moins deux réalités majeures surgies à la suite de la période (dénommée) de décolonisation. En fait, pour contenir les mouvements de libération nationale, les empires coloniaux ont octroyé une autonomie relative à nombre des pays sous leur férule tout en y plaçant leurs hommes et en favorisant, téléguidant des coups d’Etats lorsque les chefs de gouvernement avaient l’audace de remettre en cause leur réelle dépendance. De surcroît, les nationalistes du Tiers-Monde se sont très rapidement transformés en dictateurs, voire en kleptocrates patrimoniaux. Cette tendance s’est accélérée avec les plans d’ajustement structurel imposés pour résorber l’endettement de ces pays et détruire le peu de services publics existants. Ajoutons encore que la réalité du découpage territorial imposé par l’ordre colonial, a créé des Etats largement artificiels, amalgamant des peuples différents pour qui les frontières n’avaient, pour le moins, guère de signification. Enfin, dans certains pays, la démographie « galopante » a enclenché des conflits d’usage de la terre entre les agriculteurs et les éleveurs qui furent instrumentalisés (Rwanda). Ainsi, lorsque l’intervention militaire étrangère s’immisce dans ce tissu social conflictuel pour y maintenir des autorités soumises à leur protecteur, elle engendre le chaos. L’effet d’enchaînement est assuré afin que les apprentis sorciers occidentaux maintiennent leur « paix armée », d’autant que sans perspectives progressistes, le terreau social décimé est propice à l’éclosion de bandes millénaristes à caractère ethnique et religieux.

Deuxième facteur explicatif : la mondialisation néocoloniale 

Comme souligné ci-dessus, la faillite des nationalismes tiers-mondistes et, pour partie, la copie d’un modèle bureaucratique imitant l’exemple « soviétique » ont suscité l’émergence de régimes despotiques. L’effondrement de l’URSS a ouvert la voie (tout comme la déréglementation des marchés) à un mode de développement tourné vers l’extractivisme et l’exportation de matières premières. L’endettement des pays du Sud les a contraints à recourir à l’emprunt massif puis, par effet retour, lorsqu’ils ont été incapables d’honorer leurs créances, à une nouvelle dépendance néocoloniale. L’imposition des monocultures d’exportation (cacao, café, biocarburant) et l’expropriation des petits paysans ont non seulement fermé la voie à l’autosuffisance alimentaire mais surtout provoqué l’exode des ruraux vers d’énormes bidonvilles (5) ainsi que l’importation de produits agricoles subventionnés en provenance des pays européens, états-uniens, chinois.. Ne reste dans ces conditions de misère aggravée sur fond souvent de catastrophes climatiques comme la sécheresse, que l’exil vers des pays a priori plus protecteurs. Ces migrations de la faim et du sous-développement sous dépendance risquent de s’amplifier sous l’effet de la mise à mal de l’écosystème. Il faut toutefois préciser que ce ne sont pas les plus démunis matériellement et intellectuellement qui s’aventurent à rejoindre l’Europe. Ceux qui parcourent nombre de pays pour y parvenir ont, pour certains, fait des études et, pour d’autres (voire les mêmes), bénéficié de l’épargne de leurs familles espérant en retour leur apporter une aide financière aléatoire. Quant au plus grand nombre en situation de survie, ils émigrent dans des pays limitrophes (voir ci-après). Pour le dire plus crûment, comme Jean Ziegler, « L’hypocrisie de Bruxelles est détestable ; d’une part, l’Europe organise la famine en Afrique et de l’autre, elle criminalise les exilés de la faim ».

Les justifications idéologiques néocoloniales    

Il faut le culot d’un Sarko pour affirmer que les Africains ne seraient pas sortis de la préhistoire et seraient responsables de leurs malheurs : en tout état de cause, ces phénomènes migratoires suscitent la peur des dirigeants occidentaux qui ne savent que faire vis-à-vis de ce que leurs politiques ont généré. Et cette peur, ils entendent largement la faire partager par l’opinion afin de justifier des politiques de refoulement répressif.

Il s’agirait donc de se protéger contre « l’invasion migratoire », en s’appuyant sur la peur de l’autre, inassimilable. L’extrême droite va plus loin en agitant le risque de « grand remplacement », celui de la substitution du peuple (français) par celui de populations étrangères. Bref, pour le sens commun, bientôt « nous ne serons plus chez nous ». Dans le même esprit d’éviction et de tri, il faudrait faire la distinction entre les chrétiens et les musulmans pour conserver « notre » identité judéo-chrétienne.

C’est dire que la « crise des réfugiés » engendre des politiques des plus régressives, tout comme un nouveau marché des plus lucratifs.

II – Répression et business

Précisons, comme annoncé, que ce sont surtout les pays du Sud qui accueillent le plus de migrants et non l’Europe. Les chiffres sont éloquents : selon l’ONU, on compte 200 millions de migrants dans le monde et 80% des flux migratoires s’effectuent au sein d’un même continent ; ils concernent d’abord l’Asie (près de 50%) puis l’Afrique (29%). Quant aux demandes d’asile, 90% d’entre elles s’effectuent dans les pays frontaliers. S’agissant de la « crise migratoire » récente provoquée par les guerres au Moyen-Orient, les comparaisons sont instructives : le petit Liban « accueille » 1.2 million de « réfugiés », la Jordanie plus de 800 000, la Turquie 3 millions, le Pakistan 1.6 million, l’Iran 85 000, et l’ensemble des pays européens 1.23 million. L’accueil est un mot qui se réduit de fait à l’entassement, pour l’essentiel, dans des bidonvilles ou des camps où sont regroupés ces « indésirables ». Derrière la façade humanitaire, c’est toute une politique répressive qui est à l’œuvre, notamment en Europe sous la forme d’externalisation et de sous-traitance. Les accords entre Etats et les législations qui se sont succédé sont parlants.

Les accords entre Etats

Il y eut d’abord les précédents marocain et libyen. L’Espagne, l’Italie, la France ont financé la mise en œuvre dans ces pays de centres de rétention. Le Maroc, par la loi du 26 juin 2003, a criminalisé l’immigration, les contrevenants subissant des peines de 1 à 6 mois de prison assortie… d’une amende de 300 000 euros. Notre « ami le roi » (6) a poussé le zèle en édifiant des murs à la fin des années 90 à Ceuta et Mellila afin que les migrants ne puissent accéder à ces enclaves espagnoles. Financés par l’Union européenne, ces murs « anti-intrusion » de 6 à 7 mètres de  haut, qui sont néanmoins franchis, sont gardés par la police marocaine et 650 agents de la guardia civile. En août 2005, l’inhumanité a été portée à son comble : 535 migrants ont été  expulsés du Maroc, « déchargés » en plein désert à la frontière mauritanienne. L’affaire ne fut connue que par les témoignages de la dizaine de survivants.

Les accords Schengen en 1986 ont officialisé l’externalisation des migrants surtout lorsqu’ils ont été couplés avec les accords de Dublin, obligeant le traitement du droit d’asile par le pays d’entrée en Europe. Le poids de ces mesures reposant par conséquent surtout sur l’Italie, l’Espagne et la Grèce. Moins connue, la rencontre des ministres de l’UE avec les dirigeants de la Corne de l’Afrique (Somalie, Soudan, Ethiopie) aboutissant aux accords de Khartoum (2014) particulièrement iniques, démontre que s’institue une Europe forteresse à mille lieues des proclamations humanistes. Les dictateurs des pays susmentionnés, contre financement de l’UE, se devaient, eux les persécuteurs de leurs propres peuples, d’assurer le contrôle des mouvements de leur  population.

Dans le même esprit de marchandisation d’êtres humains, les accords UE/Turquie (2015) constituent, contre rétribution, une forme de sous-traitance des migrations : refoulement à partir de la Grèce, « relocalisation » dans des camps de rétention, la Turquie recevant 2 millions d’euros en deux versements d’ici 2018. Effet immédiat : blocage en Grèce, édification de murs en Hongrie et en Serbie.

L’ensemble de ces dispositifs ont abouti à la militarisation des contrôles et du tri entre « bons et mauvais » migrants et la mise en place de plus de 30 000 centres de rétention en Europe. Sans qu’aucune infraction ne soit commise, au regard du droit de circulation, de véritables peines de prison sont infligées aux exilés. Pire, ils ne connaissent pas, lorsqu’ils sont enfermés, la fin de leur peine. Grilles, clôtures, caméras de surveillance, cellules d’isolement, encadrement quasi-disciplinaire, manque d’intimité avec quasi impossibilité de recours, tel est le lot de ces parias.

Répression législative

Il faut croire que les accords avec les pays extérieurs à l’Union européenne ne suffisent pas. Il faut désormais, au sein des Etats européens, légaliser l’enfermement, l’expulsion des migrants. En juin 2008, le Parlement européen a approuvé la directive-retour que lui a soumise la Commission : la détention administrative est prolongée jusqu’à 18 mois, la possibilité d’incarcérer des mineurs non accompagnés, tout comme celle de déporter des migrants loin de leur pays d’origine, sont permises…

L’Australie deviendra-t-elle, demain, un modèle, celui de la déportation offshore dans des îles comme le Nairu ? Interceptés par la marine de guerre, les « fuyards » sont parqués dans des camps du désespoir, sans avenir. Hommes, femmes, enfants surveillés par des gardes-chiourmes, dont les revenus proviennent de l’Australie, trouvent, pour nombre d’entre eux, leur salut dans le suicide. Malgré les dénonciations d‘Amnesty International, le scandale inhumain persiste.

Mais, indépendamment de cette logique d’enfermement, se développe celle, lucrative, d’exploitation des migrants.

Exploitation et business de guerre

On n’évoquera pas, ici, ce qui est largement connu et réprouvé, à savoir les maffias, trafiquants et passeurs. Ils servent le plus souvent d’alibis, de cache-sexe à des pratiques éhontées de spoliation et de répression.

Ainsi, les banques, par lesquelles transite l’argent que les migrants envoient à leurs familles restées au pays,  taxent scandaleusement. Pour la finance, il s’agit là d’une manne considérable : 400 milliards de dollars en 2014, soit 3 fois l’aide au développement consentie par les pays occidentaux. Les énormes commissions soutirées se sont montées à 4.43 milliards en 2010. La plus vorace est la Western-Union, la plus utilisée qui impose des taux de prélèvement de 20%...

Par ailleurs, le complexe militaro-industriel trouve son compte dans les politiques répressives mises en œuvre : en 2016, la « sécurisation » des frontières de l’UE a représenté une dépense de 16.9 milliards d’euros. En toute bonne conscience (in)humanitaire, les institutions européennes prévoient de la porter à 49.8 milliards. Comme le coût d'un kilomètre de mur à construire estimé à 3 millions d’euros…Y’a de quoi faire !

Le plan d’action de l’UE présenté par Juncker avance des objectifs « d’indépendance » révélateurs : il s’agit ni plus ni moins de concurrencer les USA et Israël dans le développement de la technologie de surveillance. Recherche, innovations dans les barrières électroniques, caméras thermiques anti-intrusion détectant l’humain à… 30 km. Pour ce faire, un budget de 4 milliards d’euros a été alloué à cette fin.

Tous les deux ans, à Paris, se tient le salon de l’armement, dit Minipol. En 2016, les marchands d’armes se sont réjouis. « La projection des ventes d’armes et de surveillance connaît une croissance de plus de 10% par an ». Evidemment, tout cela est présenté pour de bonnes causes : les luttes contre les trafics, le terrorisme et la piraterie. Reste la question : comment réagir face à la barbarie montante ?

 III – Que faire ?

D’abord, dénoncer inlassablement les contre-vérités qui sont proférées par les classes dominantes et, dans le même mouvement, aider réellement les exilés en souffrance, à s’organiser.

Ainsi en est-il du soi-disant « coût des migrants ». Ceux qui travaillent légalement paient des impôts, des cotisations sociales… En février 2014, tous migrants confondus, la réalité des coûts et recettes fut présentée à l’assemblée nationale pour faire face aux mensonges déversés. L’Etat avait dépensé 47.5 milliards mais encaissé 60 milliards. Le conseil d’orientation des retraites, dans le langage euphémisé qui lui est propre, indiquait que « le poids positif (des migrants) assurait la sauvegarde de notre système social ».

Quant au coût du travail illégal toléré au bénéfice des capitalistes peu scrupuleux, il représente une perte pour l’Etat et la Sécurité Sociale de 60 milliards (chiffre de novembre 2009, du reste, sous-estimé).

S’agissant du coût de l’ensemble de la répression sur le plan européen, les « experts » l’ont évalué à 11 milliards d’euros, rien que pour les expulsions.  

S’il existe un coût que l’on ne peut chiffrer mais dont les dommages sont plus criminels, c’est bien le coût politique des contre-vérités assénées pour formater les esprits. Renforcer, légitimer le racisme, la xénophobie, surexploiter la force de travail… C’est une sorte de guerre civile froide que l’Union européenne organise. Il convient de s’extirper de la fadaise répandue, de sortir de l’aveuglement, L’UE démocratique, l’UE de la paix n’a jamais existé. Il s’agit, surtout depuis la fin des années 90, d’une machine favorisant la concentration capitaliste et la concurrence entre les travailleurs au sein de l’UE (travailleurs détachés, sans papiers). Après les délocalisations dans les pays du Sud on est en train d’assister à la localisation du Tiers-monde au sein des pays occidentaux. En outre, ceux-ci se livrent à une concurrence sociale et fiscale promouvant à rebours des réactions nationalistes identitaires et xénophobes.

Et quand on invoque le droit international ou les droits de l’Homme, il convient de mettre en rapport ces déclarations lénifiantes avec les textes et ce, au regard des pratiques réelles. Ainsi l’article 13 de la déclaration universelle des Droits de l’Homme stipule « Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un Etat… Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ».
De même, la Convention des Droits de l’Homme et de l’Enfant précise : « L’épouse, avec les enfants, d’un migrant ont le droit de rejoindre leur époux ». On sait ce qu’il en est depuis les accords de Sarko-Cameron et de la réalité de la jungle de Calais… et de sa destruction-dispersion réalisée par Hollande. La confrontation de la directive-retour votée par le Parlement européen et de ce texte est éclairante : « Un Etat ne peut obliger un migrant à repartir dans un pays si cela le met en danger » et d’énumérer les risques de mort, de torture, de prison. L’on sait ce qu’il en est des Afghans, des Erythréens…expulsés, et de leur « droit à la vie, à la santé, à la liberté, à l’intégrité physique »… bafoué !

Mais, dénoncer ne suffit pas, ni d’ailleurs l’empathie humanitaire, le sentimentalisme largement instrumentalisé par les Etats pour masquer leurs carences. Certes, toutes les victimes de la guerre et de la misère sont loin d’être tous des progressistes. Leur exil est également motivé par leur désir d’Occident… alimenté par leurs frustrations et le souhait, par ailleurs légitime, de « réussite individuelle ». L’aide réelle ne saurait donc se réduire à des actes charitables, elle doit reposer sur un devoir d’accueil éducatif. Et pour instruire, connaître les situations vécues dans différents pays autres que le nôtre, encore faut-il, soi-même, s’instruire. Partager, appréhender ce qui les a poussés à fuir relève à la fois de l’empathie nécessaire et d’un travail : celui de la connaissance afin d’argumenter, de convaincre pour mobiliser plus largement les Français, les Européens, mais également les migrants eux-mêmes. En effet, ceux qui viennent d’ailleurs peuvent « transporter » avec eux des pratiques inadmissibles (homophobie, mariages arrangés, négation du droit des femmes) et des conceptions religieuses archaïques réprouvant toute forme de laïcité.

De fait, pour faire tomber les murs, y compris idéologiques, et construire des ponts de solidarité et de tolérance, il est nécessaire et urgent, face à la barbarie qui s’annonce, d’inscrire la solidarité avec les migrants dans une lutte commune
-        contre le néocolonialisme et la guerre
-        contre le fondamentalisme religieux
-        contre l’exploitation capitaliste et le réchauffement climatique qu’il induit

Et force est de constater, avec l’écrivain Oscar Wilde « qu’il est plus facile de sympathiser avec la souffrance que de sympathiser avec la pensée », ce qui implique de comprendre pour agir en commun.

Gérard Deneux, le 20.04.2017


(1)   CADM 70 : Collectif d’Aide et de Défense des Migrants de Haute-Saône (a organisé, entre autres, le forum des migrants Itin’errances les 17 et 18 mars 2017 à Lure et Fontaine-les-Luxeuil)
(2)   cette affirmation appellerait de plus amples développements. Pour en savoir plus, voir l’ouvrage de Frédéric Lordon  Une crise de trop (éd. Fayard)
(3)   le capitalisme est caractérisé par 3 formes de capitaux en concurrence, industriels, commerciaux et financiers  (cf note 2)
(4)   recours au crédit, surproduction, recours à l’emprunt excessif pour relancer la production jusqu’à provoquer une bulle financière, puis sauvetage des banques par les Etats et endettement public
(5)   lire à ce sujet Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville  de Mike Davis, la Découverte
(6)   référence au livre Notre ami le roi de Gilles Perrault, éd. Folio Gallimard

Sources pour cet article :

Il faut sauver TINA. 200 propositions pour rompre avec le fatalisme et changer le monde. Olivier Bonfond, éd. Le cerisier (CADTM)
La nouvelle lutte des classes. Les vraies causes des réfugiés et du terrorisme de Slavoj Zizek, Fayard



Annexe

Afin d’indiquer l’ampleur de l’urgence sur des phénomènes comme celui de l’expansion de la misère et celui des migrations climatiques qui risquent à court terme de se produire, les données qui suivent, bien qu’incomplètes, sont significatives


La faim dans le monde
-        2015 : 800 millions de personnes souffrent de malnutrition
-        La faim tue plus que le SIDA, le paludisme et la tuberculose réunis
-        Toutes les 5 secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim
-        9 millions de personnes succombent chaque année par manque de nourriture, soit 25 000 par jour

Accès à l’eau
-        11 millions de personnes n’ont pas accès à l’eau potable
-        1.9 milliard de personnes utilisent de l’eau malsaine
-        1.6 million de personnes (dont 90% sont des enfants de moins de 5 ans) meurent, chaque année, de maladies liées à l’utilisation d’eau malsaine (diarrhées, choléra…)

Pauvreté
-        70% de personnes vivant dans l’extrême pauvreté sont des femmes
-        Au nord, la situation se dégrade : 25% des Européens vivent sous le seuil de pauvreté, soit 120 millions (chiffre 2013)
-        L’Allemagne compte 12.5 millions de pauvres sur une population de 80 millions. Parmi ceux-ci, on dénombre 7 millions de travailleurs pauvres, les mini-jobs à 450€/mois y sont pour quelque chose, ainsi que les chiffres… très bas du chômage.

Les écosystèmes en danger
-        Déchets : 2.5 millions de tonnes sont produits chaque année
-        6.5 millions de tonnes de déchets plastiques « peuplent » les océans. Un septième continent au nord-Est Pacifique est apparu sur 9.5 millions de km2 de… déchets
-        L’acidification des océans met en péril l’écosystème marin en particulier le plancton. Les 30 milliards de tonnes de sable prélevés par an renforcent ce phénomène
-        Les forêts, poumons de la planète, disparaissent à raison de 13 millions d’hectares par an, soit l’équivalent d’un terrain de foot toutes les 15 secondes
-        L’utilisation de produits chimiques détruit la fertilité des sols, soit 24 milliards de tonnes chaque année
-        La pollution de l’air est la 4ème cause de décès, elle tue 6.5 millions de personnes chaque année

Conséquences : dérèglement du climat qui se traduit par l’accélération de la fréquence et la gravité d’ouragans, d’inondations, de sécheresse ainsi que par la montée des eaux des océans. Sur le plan humain, il en résulte des maladies comme le paludisme, la réduction des récoltes et donc des famines.

De 2002 à 2004, un habitant sur 19 a été affecté par ces phénomènes, rien que dans les pays du Sud. Dans les pays dits du « nord » (Etats-Unis, Australie), les sécheresses  (incendies tout comme ouragans) sont de plus en plus fréquents

Comme on le sait, le réchauffement climatique et les dérèglements qui y sont liés sont provoqués par l’accroissement des gaz à effet de serre (dioxyde de carbone, méthane...).
Si les émissions actuelles se poursuivent avec la même intensité, les chercheurs dans leur grande majorité, prévoient une augmentation de 4 à 5° de la température, loin  par conséquent de l’objectif de 2° par rapport à l’ère préindustrielle

Sources : Il faut sauver TINA. Olivier Bonfond, éd. Le cerisier – recommandé par le CADTM