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Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


samedi 12 octobre 2013

Le chavisme et l’après-chavisme
Qu’en est-il de la «révolution bolivarienne» ?


«Les hommes forts font leur propre histoire (ils ne savent pas l’histoire qu’ils font) mais ils ne la font pas arbitrairement, dans des conditions choisies par eux mais dans des conditions directement données et héritées du passé»- Karl Marx «Le 18 brumaire de Napoléon Bonaparte»

A célébrer des expériences autogestionnaires locales ou à renvoyer à des moments de processus historiques passés (1), on perd de vue l’enchaînement global heurté qui peut conduire à des formes d’émancipation sociale dans des conditions historiques particulières. Qui plus est, on risque de manquer de prendre en compte le poids des différentes idéologies pesant comme chape de plomb sur les consciences des dominés. En outre, à laisser supposer que la multiplication, voire la généralisation, des formes d’organisation autogestionnaire puissent engloutir les forces dominantes, on occulte leurs capacités déstabilisatrices et régressives et la puissance de l’Etat dans lequel elles s’incarnent. Ce sont ces présupposés, pour autant qu’ils soient revendiqués comme tels, que l’article qui suit voudrait illustrer en évoquant la situation controversée du chavisme. Révolutions bolivarienne ? Populisme, pouvoir d’une camarilla fondé sur le charisme d’un leader, expérience limitée d’indépendance nationale où prennent corps, ici ou là, des formes d’auto-organisation ? Bien des jugements de valeur de ce type ont été prononcés sans s’appuyer sur une «description» des processus historiques qui ont fait surgir cette expérience  d’une part et qui, d’autre part, la menacent. C’est l’évocation de cette longue marche qui éclaire les spécificités du chavisme, car, comme dit dans le Manifeste communiste, ce qui importe «c’est le mouvement réel qui abolit l’état actuel».

L’avant chavisme

Comme nombre de pays d’Amérique latine, la «nation» vénézuélienne ne s’est constituée qu’au cours et après avoir combattu la domination de l’Espagne. Colons et une partie des colonisés avec l’aide de l’Angleterre se sont retrouvés dans la figure emblématique de Bolivar, le libérateur (2). Le Venezuela qui a surgi de cette période de troubles où un impérialisme entendait succéder à un autre, mais n’en eut pas les moyens face notamment à l’influence grandissante des Etats-Unis, a connu, en effet, au cours de la 1ère moitié du 19ème siècle cinq dictatures. Découvert en 1914, exploité dès 1920, le pétrole a suscité l’attrait des compagnies nord-américaines. Si, surgie de la «vague démocratique» issue de l’après 2ème guerre mondiale, entraînant ce pays à se doter d’une constitution démocratique, cette expérience fut de courte durée tant les inégalités entre les populations de souche et les élites (divisées) et issues de la colonisation de peuplement étaient explosives (3), ce n’est qu’en 1958 que la situation se stabilisa suite à un coup d’Etat de civils et de militaires. Ces derniers, issus des indigènes et des métis, et ce, dans la mesure où les élites répugnaient à s’investir dans la carrière militaire, conférèrent à l’armée une spécificité vénézuélienne. En tout état de cause, un système d’alternance à l’occidentale, fondé sur le recours aux élections se mit en place, assurant la prédominance d’une proto-bourgeoisie et l’émergence de classes moyennes. En effet, avec la rente pétrolière, une croissance de 6 % par an, une faible inflation, le Venezuela connut ces «20 Glorieuses» de 1958 à 1978, même si les classes indigènes n’en profitaient guère. Toutefois, le système d’alternance entre le parti «social démocrate» affilié à l’Internationale Socialiste et le parti de droite, dit démocrate chrétien, fut ébranlé dès les années 1970. Le choc pétrolier (1973), l’instauration de quotas de production par l’OPEP, la crise du système capitaliste fordiste déstabilisèrent les classes dominantes. Elles réagirent en mettant en œuvre un processus d’industrialisation à marche forcée, tout en endettant le pays.

Dès 1989, à l’initiative des «socialistes», Carlos Andrès Perez, sous la houlette du FMI, ayant eu recours aux programmes d’ajustement structurels, provoqua le désenchantement. La dévaluation de 170 % de la monnaie ne provoqua pas les effets compétitifs attendus à l’exportation ; en revanche, la hausse des tarifs publics, l’appauvrissement des classes «moyennes» et populaires suscitèrent un fort mécontentement. C’est de cette époque que date «l’éveil» des milieux populaires qui culminèrent dans l’énorme révolte de février 1989. Le 27 février, la répression fut terrible face aux «émeutes». Certains estiment qu’elle fit 3 000 morts, le pouvoir divisant par dix cette estimation. Le caracazo, cette journée sanglante, demeure dans toutes les mémoires. Par contre, triomphantes les élites au pouvoir pensèrent que la stabilisation du régime allait se perpétuer face aux masses écrasée et inorganisées. La surprise allait venir de segments de l’armée, c’est la tentative de coup d’Etat de  Chavez, avortée. Le leader arrêté et emprisonné devient, alors, le héros populaire des indigènes et des pauvres.

Face aux remous que pouvait susciter son incarcération prolongée, il est amnistié et le mouvement bolivarien, dont il est l’un des créateurs, poursuit son essor. Lors des élections de 1998, sur fond de crise fiscale et de montée du chômage, la dénonciation du libéralisme sauvage par Chavez, qui se présente comme le candidat des pauvres, porte. A la surprise générale des dominants qui possèdent tous les leviers en mains (l’argent et les médias), il est élu Président de la République.

Que retenir de cette période ? En l’absence d’une coalition des forces populaires munies d’un projet politique, c’est une partie de l’armée méprisée par la bourgeoisie compradore et affairiste ainsi que par les latifundiaires (4) qui s’impose en prenant partie en faveur des aspirations populaires. La «démocratie libérale» et le bipartisme sont d’autant plus ébranlés qu’une partie des classes moyennes paupérisées rejettent les partis d’alternance. Les ravages du néolibéralisme accompagnés des régressions sociales imposées par les plans d’ajustement structurels ont créé une situation explosive, prérévolutionnaire, portant Chavez au pouvoir. En d’autres termes, les classes populaires hétérogènes dans l’incapacité de se constituer en sujet historique reportent leurs aspirations sur un homme providentiel, d’autant que la mémoire réactivée de la tradition bolivarienne les y incite.   

Le chavisme, qu’est-ce que ça change ?

Sans qu’il soit nécessaire ici de revenir sur les différentes péripéties soulignant les succès électoraux et de sa formation politique (5), deux épisodes doivent retenir l’attention :
-         La tentative de putsch contre Chavez en 2002, subventionnée par les milieux d’affaires et soutenue par les USA d’abord. La prise de pouvoir éphémère de Pedro Carmona, le patron des patrons, fut en effet de courte durée. L’arrestation de Chavez provoqua une mobilisation populaire sans précédent, même si le soutien de l’armée fut décisif. Elle permit à Chavez de reprendre le pouvoir après deux jours d’emprisonnement ( !). Toutefois, la tolérance vis-à-vis des putschistes n’empêcha pas, bien au contraire, les menées déstabilisatrices des forces réactionnaires. La grève de 63 jours du secteur pétrolier, menée par les patrons et cadres (sur le modèle chilien de la grève des transports) ne fit que consolider la coalition électorale en faveur du chavisme qui remporta toutes les élections suivantes avec des participations de l’ordre de 80 % des électeurs.
-         Les élections du 5 mars 2013 après le décès de Chavez marquent un tournant. Maduro, son successeur, bien que vainqueur, accusa une perte de 700 000 voix par rapport au scrutin précédent du 7 octobre 2012. L’écart avec son opposant n’est plus que de 1.83 % des suffrages exprimés. Certes, l’absence du leader charismatique a pu jouer, mais ce sont surtout les faiblesses du chavisme et le rassemblement des forces réactionnaires et libérales qui expliquent ce relatif déclin. Droite et «gauche» libérale rassemblées au sein du MUD (Mouvement d’Unité Démocratique !) soutinrent Henri Capriles qui, en toute démagogie, reprit à son compte les symboles du chavisme, y compris la défense des missions (6) au sein des quartiers populaires et promit des augmentations des pensions et du SMIC (de 45%).

Le bilan controversé du chavisme, ses succès comme ses faiblesses, en fixent les limites. Antilibéral, nationaliste, anti-impérialiste, révolutionnaire ? Tout cela et rien de cela à la fois.

Incontestablement, des nationalisations ont eu lieu mais avec de coûteuses indemnisations permettant à une fraction de la bourgeoisie de prospérer dans d’autres secteurs d’activités. Le média à la main de Chavez lui permit de faire entendre sa voix de tribun mais les journaux, télévisions et radios privés, détenus par ses adversaires en obscurcirent les messages par un concert discordant de désinformation anti-chaviste. Les voix du peuple ou de ses trop faibles organisations ne purent guère percer, mises à part des radios locales. Des redistributions de terres ont certes permis aux  nouveaux paysans qui en bénéficièrent de sortir de la misère mais leur incompétence, leur manque de moyens mécanisés, les ont vite pénalisés. La chute de la production agricole (confrontée aux exportations à bas coûts) déjà insuffisante en atteste. Certes, le chavisme favorisa la mise sur pied de coopératives, de micro-entreprises, encouragea l’autogestion, impulsa la formation de conseils locaux définissant les priorités budgétaires mais ces efforts ne permirent pas de résorber l’immense secteur informel.

Certes, en matière d’alimentation, de santé, d’éducation, de lutte contre le chômage, les succès sont incontestables pour les démunis. Les missions sociales ont assurément amélioré leur niveau de vie. L’ONU a même reconnu contre tous les détracteurs du chavisme que la pauvreté a été réduite de moitié ; les mendiants ont disparu, les enfants vont tous à l’école, les dépenses sociales ont d’ailleurs triplé. C’est en fait l’utilisation de la rente pétrolière qui a permis ces améliorations. Le Venezuela et en effet le 5ème producteur mondial de pétrole qui assure 45 % de son PIB. La moitié des recettes de cet hydrocarbure finance les dépenses sociales, les missions comme les projets locaux d’investissement et même l’agro-industrie. Toutefois, la faible industrialisation du pays ne lui permet pas d’assurer son indépendance. Les USA demeurent le principal partenaire commercial et pour le raffinage du pétrole, Chavez a fait appel aux entreprises privées et aux multinationales comme Total. La redistribution de la rente pétrolière en faveur des plus défavorisés n’est donc pas, par elle-même, révolutionnaire vis-à-vis de la dépendance des puissances impérialistes. Toutefois, le chavisme c’est toujours la tentative de desserrer l’étau des «partenaires» occidentaux, en invitant au développement d’un marché régional autonome vis-à-vis des USA. Cette tentative entendant faire lâcher prise aux institutions mondiales (FMI, Banque mondiale) a conduit Chavez et son équipe à des alliances de circonstance que les progressistes ne peuvent que désavouer.
  
Sous prétexte (ou par aveuglement !) que les ennemis de mon ennemi sont mes amis, des liens ont été tissés et surtout des positions ont été prises en faveur de Kadhafi, d’Assad, de Poutine, de l’Iran et de la Chine (7). Ils ont certes renforcé le camp des pays récalcitrants à la domination états-unienne affaiblissant du même coup l’Occident capitaliste (8). Mais ces ambiguïtés délétères jettent une ombre sur ce régime et sur les positions qu’il entretient (9). Ce type de nationalisme nourrit de fait les espoirs d’une nouvelle «boli-bourgeoisie» qui pourrait bien s’allier aux anciennes élites. Car le chavisme n’a pour l’heure aucunement réglé les legs de ses prédécesseurs : corruption, bureaucratie, manque de moyens publics de déplacement dans les grandes villes où règne l’insécurité. La criminalité est même en voie d’expansion. Amnesty International assure qu’en 2010, 19 000 homicides ont été perpétrés, soit 50 meurtres pour 100 000 habitants. Les armes en circulation, le faible taux des poursuites pénales, le poids des maffias et des narcotrafiquants n’expliquent pas toutes les insuffisances du régime. Il est lui-même, dans sa stratification étatique, corrompu. Les violences impunies contre des syndicalistes (81 furent assassinés entre 2007 et 2010), contre les journalistes et les défenseurs des droits de l’Homme en attestent. Quant à la surpopulation carcérale (taux d’occupation des prisons : 356%) elle est dramatique et ne fait que démontrer les capacités de la pègre à entraîner toutes sortes de déclassés.

Plus inquiétantes encore sont, non seulement l’existence, mais qui plus est, l’arrogance, l’exhibitionnisme d’une minorité d’affairistes, de banquiers, d’élus qui côtoient certains dignitaires du régime, n’hésitant pas à afficher leur luxe (résidences huppées, plages privées, avions, yachts…). Ceux-là sont prêts à tout pour déstabiliser le pouvoir bolivarien de Maduro. Ils s’y emploient d’ailleurs.

Certes, les pénuries régulières renvoient, pour partie, à la dépendance du pays qui doit importer nombre de produits de consommation courante, alimentée également par le mode de consommation et l’insuffisance d’investissements pouvant satisfaire les besoins des populations. Le poids de la «culture gringo» ou de la possession d’objets de pacotilles, de produits de marque, d’achats de voitures (facilité par l’essence quasi gratuite et le manque de moyens de transports publics) demeure prégnant dans les représentations des couches moyennes, voire populaires. Dans ce contexte, les menées des spéculateurs bloquant la distribution de produits de consommation courante dans l’attente de la montée des prix, l’inaction ou la corruption au sein de l’appareil d’Etat, les agissements et les machinations  des importateurs visant à dresser la population contre le chavisme, sont des dangers bien réels. Comme le rapporte le Monde du 26 septembre 2013, des militaires ont dû intervenir pur débloquer la rupture de stocks de papier toilette. Plus de 70 % des supermarchés de Caracas en manquaient. En investissant la manufacture Popal, ils parvinrent à débloquer les stocks qui y étaient entreposés. Risible, cette affaire ? Si l’huile, le sucre, le lait, le beurre, le dentifrice, le café n’étaient pas eux-mêmes l’objet de pénuries organisées sans que les ouvriers, les dockers ne réagissent… La révolution bolivarienne reste à faire…

Quelles issues pour l’après-chavisme ?

L’interview de Nicolas Maduro le 3 mai dernier respire la lucidité et la détermination : «Nous menons une révolution contre la dépendance, la misère, les inégalités, une révolution contre le capitalisme… Il y a (aujourd’hui) les ingrédients pour un projet extrémiste de droite… Nous empêcherons qu’au Venezuela, surgisse un nouveau Pinochet…. Le Venezuela a 39 millions d’hectares de terres agricoles disponibles mais nous n’en utilisons que 3 millions…».

Les forces sociales et politiques doivent donc prendre l’initiative d’en découdre avec la minorité bourgeoise et affairiste. Le peuvent-elles sans révolution culturelle et écologique ? Le pouvoir des maduristes devrait pour le moins libérer leurs énergies et leurs capacités d’action en accordant des droits aux salariés, aux forces syndicales. Si le processus révolutionnaire n’est pas poursuivi jusqu’au bout, il risque la déstabilisation, voire l’écrasement ; encore faut-il que se produisent une véritable poussée par en bas et, pour éviter l’asphyxie économique, un contexte international porteur. Le chavisme, comme d’autres mouvements en Amérique latine doit donc être lu comme l’émergence d’un processus de libération sociale en marche et en butte à des difficultés inhérentes à son origine, aux insuffisances de maturité des masses et aux carences des organisations politiques révolutionnaires. Il exprime l’époque, celle du tâtonnement pour trouver une réponse à l’alternative au capitalisme qui soit largement partagée par les classes ouvrières et populaires, tout en évitant de retomber dans les errements du capitalisme d’Etat.

Géard Deneux le 6.10.2013

Sources : outre les références citées, voire Gisèle Jean «le Venezuela de l’après chavisme» dans Savoir Agir n° 24 de juin 2013

(1)  Cet avant-propos fait référence au débat qui s’est instauré au sein d’ACC, voir en particulier les articles de Jean Forchantre sur l’autogestion et ma réponse « Autogestion et (ou) coalition populaire de transformation sociale
(2)  La lutte de Bolivar s’étend de 1810 à 1830. A ce sujet «Simon Bolivar, le rêve américain» de Pierre Vayssière éd. Payot
(3)  Elites divisées notamment entre grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie compradore (qui fonde sa puissance financière sur le commerce avec les pays étrangers et qui en dépend)
(4)  Propriétaires de grands domaines privés agricoles d’exploitation archaïque.
(5)  Lire «La carte rouge de l’Amérique latine» éd. du Croquant, en particulier le chapitre consacré à Chavez et la gauche vénézuélienne. Egalement «Code Chavez. USA contre Venezuela» d’Eva Gollinger - éd. Oser dire (vision quelque peu complotiste…)
(6)  Par exemple, les missions animées par les médecins cubains
(7)  Les positions vis-à-vis de Cuba nous semblent bien différentes. L’embargo des USA a pu grâce à Chavez, être allégé (pétrole à faible coût)
(8)  Ce sont la montée des pays dits émergents (les BRICS), les défaites en Irak, en Afghanistan, la crise économique de 2007-2008, les ravages du néolibéralisme dans les pays pauvres, la déliquescence de certains Etats du Sud incontrôlables et l’interventionnisme des puissances régionales à forte connotation religieuse (Arabie Saoudite, Iran) qui sont les facteurs déterminants du déclin relatif de la puissance américaine
(9)  Telles celles de Mélenchon en France.