Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


lundi 1 octobre 2012


A propos de la Syrie

Les derniers «événements» nous aveuglent. Ils obscurcissent la nature du processus engagé en Syrie depuis février 2011. Le retour aux sources, proposé dans le texte de Khaled Sid Mohand ci-dessous, outre qu’il permet d’échapper à une vision conspirationiste, réinstalle les deux protagonistes au centre de l’explication historique : le peuple et ses aspirations à la liberté et la caste oligarchique au pouvoir tentant de s’y maintenir coûte que coûte. D’emblée, c’est un éclairage largement occulté qui apparaît. Celui des divisions initiales au sein de l’appareil d’Etat syrien : lâcher du lest ou (et) réprimer alors même qu’avant la grande révolte de masse, les médias syriens ont fait l’éloge des «révolutions» arabes, critiquant vertement les régimes dictatoriaux en crise. La hantise paranoïaque de perte du pouvoir d’un côté et la chute du pouvoir d’achat des masses provoquée par la libéralisation sauvage de l’économie, le poids des réfugiés irakiens, l’enrichissement éhonté d’une petite clique, en ont décidé autrement. La peur s’est évanouie après l’arrestation, en mars 2011, de 9 enfants à Deraa, leur libération après des manifestations massives, et les révélations sur les tortures qu’ils avaient subies.

Autre focale qu’introduit cet article comme une interrogation récurrente : une «révolution passive» induite par les «révolutions» arabes était-elle possible ? Une transformation politique, un changement par le haut, c’est-à-dire une modification de la structure politique et économique, est-elle encore envisageable ? La combativité du peuple, malgré les souffrances infligées par le «boucher» Assad, incite à répondre négativement. Pourtant, l’on peut en douter au vu des massacres de masse, des destructions réciproques des forces en conflit, l’une d’entre elles n’étant pas suffisamment armée pour faire face à la puissance de feu de l’aviation et des tanks, l’autre voyant sa base sociale et le périmètre géographique de sa domination se rétrécir. On s’acheminerait donc vers l’instauration de la paix des cimetières, avec la surveillance et la domination des forces étrangères. Ce scénario rappelle étrangement celui du Liban. Ce qui semble certain c’est que les blocs des puissances étrangères opposées qui tentent d’instrumentaliser l’un et l’autre camp vont tenter de tirer les marrons du feu meurtrier. Le bloc USA/UE/Arabie Saoudite/Qatar a son atout déjà en action pour l’essentiel à l’extérieur du champ de bataille. La Russie, l’Iran tenteront de préserver leur influence y compris sur un territoire restreint s’il advenait que Bachar el Assad et sa clique soient contraints de se réfugier dans leur clan sous la protection manipulée de la minorité alaouite. La partition de la Syrie, autre hypothèse, est également envisageable. Ce serait la solution «yougoslave» avec la séparation «ethnique et religieuse» entre alaouites, chiites et kurdes. Inenvisageable pour la Turquie ! Elle donnerait encore plus de poids au nationalisme kurde qui, d’Irak en Turquie, traverse les frontières héritées du colonialisme anglais. Et qu’en serait-il des chrétiens dont les occidentaux et les papistes se sont déclarés les éternels protecteurs ? Comment réagirait le pouvoir à dominante chiite en Irak sur qui la tutelle US a de moins en moins de prise ? Enfin, ces questions qui laissent présager un chaos inextricable masquent quatre réalités fondamentales contradictoires :
-          L’enjeu du pétrole dans la région y compris celui détenu par l’Iran qui conduit l’impérialisme US à déstabiliser les pouvoirs à dominante chiite
-          L’imprévisibilité de leurs alliés : le gouvernement israélien souhaitant les entraîner dans une guerre éclair contre l’Iran et les monarchies théocratiques prêtes à en découdre avec leurs minorités chiites, prônant le messianisme sunnite y compris dans ses formes les plus djihadistes et terroristes
-          La Chine qui compte bien, comme en Egypte, profiter de l’aubaine du rejet de l’impérialisme occidental pour pénétrer ces économies à reconstruire
-          Enfin, la capacité des peuples, en lutte à la fois contre la domination des dictatures qu’ils subissent et la domination étrangère qu’ils redoutent, de se doter d’une direction politique indépendante écartant tous les autres pronostics susmentionnés.

La relative faiblesse des impérialismes qui les conduits  à éviter (comme en Afghanistan ou en Irak) de se laisser embourber dans des conflits immaîtrisables et le contexte de crise économique donnent quelque crédit à cette perspective qui pourrait sortir d’un chaos dont on ne peut encore prévoir l’ampleur.  Gérard Deneux.

Le texte ci-dessous a été écrit par Khaled Sid Mohand, journaliste. Celui-ci a résidé en Syrie pendant trois ans entre 2008 et 2011, jusqu’à son arrestation le 9 avril 2011. Libéré puis extradé le 3 mai 2011, il a rédigé cet article le 30 juillet 2011, pour le n° 36 de la revue Lignes, parue en octobre 2011

Retour aux sources de la «révolution» syrienne

Il nous paraît utile de revenir aux sources proprement syriennes d’un processus qui, quels que soient les incertitudes, les ambivalences et les risques que présente la phase actuelle de lutte armée, est bel et bien une révolution contre un régime tyrannique – et non une pure machination américano-sioniste. Les prémisses de cette révolte qui s’est muée en révolution ne sont curieusement pas venues de la rue mais du sommet de la hiérarchie au pouvoir, qui a été le premier à exprimer des signes de nervosité devant la tournure des évènements tunisiens et égyptiens. Pourtant les rares tentatives de mobilisations observées tout au long du mois de février, comme l’appel à manifester à la date du 4 février devant le parlement lancé sur la page facebook intitulée «Syrian revolution 2011», s’étaient avérées infructueuses et ne constituaient par conséquent aucune menace pour le régime.

Le jour J, qui était un vendredi, chômé en Syrie, pluvieux de surcroit, n’a rassemblé aucun manifestant. L’appel semble, en revanche, avoir été entendu par les forces de sécurité qui se sont déployées tout au long des axes qui conduisaient au parlement, faisant apparaître au grand jour leur crainte d’une contagion de la révolte soufflant depuis le Maghreb. Autre initiative : les rassemblements organisés devant les ambassades de Libye et d’Egypte qui avaient pour objectif d’exprimer la solidarité des Syriens avec leurs frères arabes mais également d’éprouver le degré de tolérance des autorités syriennes face à des rassemblements spontanés, lesquels sont formellement interdits en raison de l’état d’urgence en vigueur depuis près de 50 ans.  

Ces rassemblements inoffensifs, de par le nombre réduit de manifestants qu’ils ont drainés (jamais plus d’une cinquantaine) et par leur nature même (des manifestations le plus souvent silencieuses), ont pourtant été réprimés par des intimidations, des arrestations et des passages à tabac. Le régime semblait avoir compris la valeur de test que constituaient ces rassemblements pacifiques.

Les semaines qui ont précédé l’irruption de violence à Deraa ont été ponctuées de rumeurs et d’annonces politiques contradictoires : libération par décret présidentiel, en date du 7 mars 2011, de tous les détenus condamnés avant cette date, parmi lesquels Haytham Maleh, 78 ans, fondateur de la Ligue Syrienne des Droits de l’Homme et membre d’Amnesty International, suivie dès le lendemain d’une information faisant état de plus de 3 000 arrestations à Alep et ses environs. Autant de signaux contradictoires perçus par beaucoup comme l’expression de désaccords au sein de la hiérarchie au pouvoir.

Plus significatif encore : les tribunes de Bouteina Chaabane, conseillère politique du président Assad, publiées dans le très officiel journal Tishrine, faisant l’éloge des révolutions arabes et critiquant vertement les régimes dictatoriaux. Jusque-là, les éditorialistes de la presse syrienne se contentaient de célébrer la chute des régimes arabes sous tutelle occidentale tout en rappelant les relations coupables entretenues avec Israël, officielles dans le cas de l’Egypte, souterraines dans le cas de la Tunisie, mais se gardaient bien d’évoquer le caractère démocratique des revendications exprimées par les manifestants. En réaction à ces tribunes, le journaliste Moudhir Kheddam, figure de l’opposition de l’intérieur, attaque violemment la conseillère du président en publiant un article publié sur le journal en ligne d’opposition all4syria.info.net, dans lequel il lui demande de rendre des comptes sur son appartenance à un pouvoir qui correspond en tous points aux régimes qu’elle pourfend dans ses tribunes. L’auteur de cette audacieuse tribune, professeur d’économie à l’université de Lattaquié, n’a contre toute attente pas été inquiété par les autorités, pourtant promptes à jeter en prison les intellectuels, pour des opinions souvent moins virulentes. Une clémence interprétée comme un signe de détente par l’intellectuel Omar Ahmed Ali qui y a vu, alors, «l’amorce d’un changement au sommet de l’Etat» : «Les tenants de la réforme sont en train de prendre le pas sur l’aile dure du régime». Encore convaincu des velléités réformatrices du président Bachar, il ajoute : «C’est l’occasion qu’attendait Bachar pour faire plier le puissant bras des services de renseignements».

Mais l’optimisme de cet intellectuel ne tardera pas à être tempéré pare les vagues d’arrestations massives opérées dans les grandes villes et le déploiement de plus de 3 000 agents des services de renseignements à Damas, afin de surveiller et d’infiltrer les milieux à partir desquels la révolte pourrait prendre. Si la majeure partie de Syriens semblaient opposés à l’idée d’imiter leurs frères tunisiens et égyptiens, une partie de la classe moyenne damascène frétillait d’impatience à l’idée d’engager un mouvement de protestation analogue. Ce sont de jeunes journalistes, bloggeurs, artistes, étudiants, souvent en lien avec des figures intellectuelles de l’opposition, ainsi que les jeunes issus de familles d’opposants, qu’elles soient communistes, nationaliste et plus rarement Frères Musulmans. Aucun ne revendique d’affiliation avec un parti politique, et tous entretiennent une méfiance quasi viscérale à l’égard des formations politiques, qu’il s’agisse de celles qui se sont compromises avec le régime en acceptant d’apparaître au parlement sous le parapluie du parti Baath, ou bien des partis politiques en exil.  

Ils seront les premiers à souhaiter un mouvement de contestation politique et seront paradoxalement les derniers à y prendre part en raison de la distance sociale et géographique qui les sépare de ceux par qui la révolte arrivera. Coupés du réseau des mosquées (qui sont les seuls lieux de rassemblements légaux) parce qu’athées ou simplement non pratiquants, ils assisteront à l’irruption de violence partie de Deraa avec un mélange de jubilation, d’admiration pour les insurgés et de frustration.

L’étincelle de la révolte

Située à une centaine de kilomètres au sud de la capitale, Deraa est la plus grande ville du plateau du Houran, région agricole à la lisière du Golan et de la frontière jordanienne. Une ville peuplée de bédouins sédentarisés, qui doit une partie de sa prospérité au trafic transfrontalier avec la Jordanie et aux revenus générés par une diaspora expatriée dans les pays du Golfe mais qui a aussi été le réceptacle, ces dernières années, d’un exode rural lié à une sécheresse qui n’a cessé d’appauvrir les petits fermiers. Ironie du sort, c’est depuis cet ancien fief du parti Baath, au pouvoir depuis 1963, que partira le feu qui finira par gagner tout le pays.

C’est l’arrestation et la détention, début mars, d’une quinzaine d’enfants âgés de 9 à 15 ans, pour avoir écrit des slogans hostiles au régime, qui déclenchera l’étincelle de la révolte. Et plus que l’arrestation des enfants, c’est surtout l’humiliation infligée aux parents venus réclamer la libération de leurs enfants qui a rassemblé les premiers protestataires devant le siège de la police politique. La libération des enfants attisera encore davantage la colère des familles lorsque celles-ci découvriront que certains d’entre eux ont eu les ongles arrachés au cours de séances de torture.

Très vite, la colère des manifestants se tourne vers le siège local du parti Baath et le bureau de l’agence Syriatel, qui sont l’un et l’autre incendiés. Syriatel est une compagnie de téléphone mobile appartenant à Rami Makhlouf, cousin du président. Symbole de la dérive affairiste du régime, voire maffieuse, Rami Makhlouf est l’incarnation de cette nouvelle génération de businessmen aux appétits pantagruéliques qui ont prospéré dans le sillage de la libéralisation économique du régime et qui  n’hésitent plus, contrairement à ses aînés, à afficher sa richesse avec ostentation. Sa fortune est estimée à plusieurs milliards de dollars et son empire s’étend de la téléphonie mobile aux BTP en passant par le secteur bancaire, les  hydrocarbures et le duty free. Il est le premier investisseur privé du pays et aucun investissement étranger ne voit le jour en Syrie sans sa participation. Haï par une partie importante de la bourgeoisie traditionnelle, qui voit en lui un prédateur économique s’affranchissant de toutes les règles et monopolisant le secteur privé, et détesté par une classe moyenne inférieure qui voit en lui l’incarnation de la rupture du pacte social, c’est l’un des premiers noms conspués par les manifestants.

La longévité au pouvoir de feu Hafez El Assad, père de l’actuel président, ne s’explique pas uniquement par un appareil de coercition qui n’avait – et n’a toujours – rien à envier, en termes d’efficacité, à ce que fut le KGB ou la Stasi est-allemande. Elle s’explique également par une politique économique d’investissement massif dans les secteurs de la santé ou de l’éducation, et par des grands travaux d’infrastructures qui ont permis l’émergence d’une classe moyenne au sein des segments les plus modestes de la société.

A l’inverse, son fils, justifiant d’une conjoncture économique défavorable, notamment avec la chute du régime de Saddam qui a privé l’économie syrienne des juteuses exportations opérées dans le cadre du programme «pétrole contre nourriture», ajoutée au retrait de ses forces du Liban qui constituait, lui aussi, une importante source de revenus pour l’Etat syrien et un débouché professionnel pour plusieurs centaines de milliers de travailleurs syriens, a choisi de «moderniser» l’économie en se tournant vers le modèle chinois de «l’économie sociale de marché». Lequel promettait, selon le ministre des finances Mohammed Al Hussein, en poste jusqu’au remaniement du printemps 2011, «de ne pas abandonner ses devoirs envers les plus défavorisés».

L’appétit des prédateurs économiques qui ont proliféré autour de la classe dirigeante en décidera autrement, privant l’Etat syrien des recettes fiscales attendues et des créations d’emplois suffisantes pour absorber les 250 000 jeunes qui débarquent chaque année sur le marché du travail. Ces jeunes constituent l’essentiel des premiers manifestants, rejoints par leurs aînés issus de cette classe moyenne durement éprouvée par la chute de son pouvoir d’achat – et reléguée à la périphérie des grandes villes en raison de la flambée des prix de l’immobilier.

Malgré tout, les manifestants ont très vite voulu apparaître comme un mouvement politique et non comme un mouvement social. Dès les premières manifestations, qui ont pris de court aussi bien l’opposition que le régime, les autorités ont conjugué répression sanglante et tentatives de conciliation, en prenant langue avec les notables locaux et les chefs de tribus, leur proposant de recueillir leurs doléances et d’y répondre dans les plus brefs délais. En réponse à ces tentatives des autorités d’acheter la paix sociale, les manifestants ont continué à défiler, autour d’un autre slogan : «Le peuple syrien n’a pas faim mais veut sa liberté et sa dignité».

Mais il s’agit surtout pour les autorités d’isoler le mouvement et de circonscrire l’incendie. Pour chaque nouveau foyer de contestation, le régime paraît s’évertuer à rechercher des solutions locales alors qu’il devient manifeste que le mouvement prend rapidement une dynamique nationale et solidaire. Bahnias, ville portuaire, avait manifesté en soutien aux victimes de Deraa : «Avec notre âme, avec notre sang, nous nous sacrifierons pour toi ya Deraa». Celle de Lattakié avait été organisée en soutien aux victimes de Bahnias, entraînant une chaîne de solidarité qui gagnera l’ensemble du pays à l’exception notoire des deux grandes villes du pays que sont Damas et Alep. «Damas la marchande ne bougera pas», regrette un activiste qui peine à mobiliser autour de lui : «Cette ville a toujours préféré l’injustice à l’instabilité». La remarque est alors valable également pour Alep, rivale économique de Damas. Une remarque qui renvoie à l’indolence de la ville face aux révoltes déclenchées contre l’occupation française en 1925-1926, alors que (comme aujourd’hui) ses faubourgs s’étaient enflammés. Alep s’était caractérisée par la même inertie lors de la révolte du nord (1919-1921) alors même que la ville était assise sur le stock d’armes ottoman. Mais le commerce n’explique pas tout : la présence massive d’agents de la police politique en leur sein, avant même le début des troubles, a empêché les groupes d’opposants de se structurer. Composés de petits groupes inexpérimentés et atomisés, les activistes damascènes sont rétifs à élargir leurs cercles et plus encore à toute forme de coordinations entre les groupes. A raison : le maillage des services de renseignements les rend vulnérables, ces derniers ayant la capacité d’infiltrer rapidement n’importe quelle organisation, aussi groupusculaire soit-elle.

A l’inverse, le succès des manifestations des villes de province, notamment à la périphérie de Damas, repose précisément sur leur caractère spontané et inorganisé. Il suffit d’un mot prononcé à la fin de la prière hebdomadaire pour enflammer les fidèles qui s’ébroueront en cortège dans la ville, rendant impossible tout noyautage ou infiltration des services de renseignements – lesquels se « contentent » de leur tirer dessus à balles réelles, tout en procédant à des arrestations massives et arbitraires entre deux vendredis.

Les activistes de la capitale, issus le plus souvent de milieux aisés ou provenant de familles disposant d’un important capital culturel, souvent bilingues, finiront par trouver leur place dans le mouvement, en se faisant l’interface et le relais entre les manifestants des villes de provinces et les médias étrangers, ainsi que les ONG des Droits de l’Homme, basées elles aussi à l’étranger. Un fort contingent d’entre eux finira par rejoindre les manifestations aussitôt que celles-ci se seront rapprochées de Damas ou qu’elles pénétreront l’intérieur de la capitale, comme celles qui se sont déroulées à la mosquée Rifaï, au sud de la ville, à un jet de pierre du quartier général des services de renseignements, où de nombreux étudiants, parmi lesquels de nombreux chrétiens et des alaouites, se joindront aux prières du vendredi afin de prendre place au sein des cortèges de manifestants.

La question confessionnelle     

Mais ces derniers, sans pour autant constituer des exceptions, ne sont pas représentatifs de leur communauté, dont la majorité s’est prudemment tenue en retrait, craignant le pacte tacite qui soude la communauté chrétienne à la minorité alaouite dont est issu le clan au pouvoir, face au danger supposé que constituerait la chute du régime.

La crainte d’une chute du régime était, en fait, au début des troubles survenus à la mi-mars 2011, un sentiment partagé par tous les Syriens, quelles que soient leurs confessions et leurs sensibilités politiques. La Syrie est un pays traumatisé par l’expérience libanaise de la guerre civile, et plus que jamais terrifié par le chaos irakien. Les millions d’Irakiens qui se sont installés en Syrie, ou qui y ont transité avant d’être réinstallés dans des pays tiers avec l’aide du Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies, ont alimenté, dans un flot continu, les récits des exactions des milices politico-religieuses, avec parfois des accents nostalgiques pour la dictature de Saddam Hussein. L’Irak est une vieille nation assise sur un solide socle identitaire. La rapidité avec laquelle s’est désagrégée cette identité, consécutive à l’invasion américaine et à l’effondrement de l’Etat, a profondément choqué les peuples de la région, et les Syriens en particulier, qui ont alors pensé : si c’est arrivé en Irak, rien ne nous immunise contre un tel scénario.

C’est sans doute la raison pour laquelle, contrairement à l’Egypte et à la Tunisie, les premières semaines de manifestations ont été marquées par des revendications modérées. Les manifestants ne réclamaient pas la destitution du président et encore moins la chute du régime, mais de simples réformes. Liberté aura été le maître mot, suivi aussitôt de revendications négatives telles que la fin de l’omniprésence de la police politique et de la corruption. Il faudra plus d’un mois, des centaines de morts et des milliers d’arrestations avant que les Syriens ne réclament la tête de leur président et la chute du régime dans son ensemble.

Alors qu’il suffisait de peu pour désamorcer la révolte, en accédant aux modestes requêtes des protestataires, voire en feignant de les accepter, le régime syrien a choisi la répression, craignant sans doute que la satisfaction des premières revendications en entraîne d’autres, lesquelles pourraient précipiter la fin du système. A la répression s’ajoute une politique d’intimidation et de chantage lancée en direction des minorités, principalement alaouite et chrétienne, devant qui a été agité le chiffon rouge du retour des Frères Musulmans afin d’agréger leur soutien au régime.

Pour ce faire, le régime n’a pas hésité à recourir aux chabihas, milices alaouites placées sous l’autorité de deux cousins du président, dont les membres sont recrutés parmi les contrebandiers responsables du trafic de drogues et d’armes transfrontalier avec le Liban dans la région côtière de Lattakié et Tartous. Ces derniers se sont livrés à des provocations visant à monter les villages alaouites contre les villages sunnites, faisant parvenir aux premiers des sms les avertissant d’un massacre en préparation organisé par les seconds, et inversement. Ces provocations ont été déjouées grâce à la sagesse des représentants religieux des deux confessions, qui ont appelé leurs communautés respectives au calme et à la retenue. Elles ont également été déjouées par les habitants de la région, qui en ont formellement identifié les auteurs, dont ils subissaient les exactions depuis de nombreuses années. En revanche, il n’en va pas de même pour les Syriens éloignés du théâtre de ces opérations, qui ne disposent comme source d’informations que des médias officiels et, plus redoutable encore, de la rumeur.

Les Kurdes se sont vus, quant à eux, accorder par décret présidentiel, la nationalité syrienne – à près de 250 000 d’entre eux qui en étaient privés depuis près de 50 ans. L’objectif était de neutraliser une région traditionnellement rebelle, un objectif partiellement atteint puisque la région n’a pas été le théâtre de manifestations massives, mais cela n’a pas empêché quelques manifestations de se tenir à Hassaké, Qamischli et Amouda, au cours desquelles des slogans de solidarité avec la population en lutte ont été scandés ainsi que : «Nous ne voulons pas seulement la nationalité, mais aussi la liberté».

A ces tentatives de diviser la population, les manifestants ont répondu, aux quatre coins du pays, par des messages unitaires : «Un, un, un, le peuple syrien est un». Les journées de mobilisation furent dédicacées tour à tour aux Chrétiens, aux Alaouites et aux Kurdes. Il n’en demeure pas moins que les manœuvres du régime ne sont pas sans effet sur les minorités, dont les membres les plus modestes avaient, au cours de ces dernières années, connu un mouvement de rétractation au sein de leurs communautés d’appartenance, pour y trouver l’aide que l’Etat avait cessé de dispenser. Ces derniers pourraient se révéler, in fine, vulnérables à la propagande du régime et faire corps avec ce dernier.

Si le président Bachar El Assad n’a pas perdu toute sa légitimité, les milliers de litres de sang qui ont coulé depuis le début des évènements l’ont fortement érodée. Ses discours marqués par une indifférence face aux victimes et un mépris des protestataires ont brisé l’espoir de changement qu’il incarnait auprès d’une frange importante de la population, notamment les jeunes. En outre, le pacte social semble avoir été brisé de manière irréversible par les évènements du printemps 2011. Le renoncement des Syriens à une partie de leur liberté en échange d’une sécurité économique, des biens et des personnes, n’étant plus payé en retour, un mécontentement monte au sein d’un nombre croissant de Syriens de toutes les catégories sociales, y compris de la bourgeoisie des souks qui ont vu, en raison de la raréfaction des touristes, leur chiffre d’affaires s’effondrer. L’instabilité économique a entraîné le licenciement de plusieurs milliers de travailleurs du secteur tertiaire et pourrait pousser ces derniers à gonfler les rangs des protestataires. Au chantage exercé par un régime qui proclame «Nous ou le chaos», le peuple syrien semble répondre «C’est déjà le chaos, alors autant se passer de vous».

De même, sur un plan géopolitique, aucun pays de la région, pas même les ennemis intimes de la région que sont Israël et l’Arabie Saoudite, ne souhaitait l’effondrement du régime syrien, en raison de sa position stratégique et du pôle de stabilité qu’il a toujours incarné dans un Moyen-Orient tourmenté. Mais la persistance des troubles pourrait amener les Etats-Unis, Israël et l’Arabie Saoudite à revoir leur position et à chercher les moyens d’achever un régime qui ne remplit plus la fonction qui lui était assignée. A l’image de l’Arabie Saoudite qui, devant l’incapacité du président yéménite à ramener le calme, n’a pas hésité à nouer des contacts avec le chef de la plus importante confédération tribale opposé au président Ali Abdallah Saleh, pourtant fidèle allié de Ryad.

Les allégations du régime selon lesquelles ces révoltes seraient le fruit d’une conspiration étrangère pourraient, comme dans une prophétie auto-réalisatrice, s’avérer exactes, recouvrant par là-même une réalité que le régime refuse d’admettre : si, après plusieurs mois de conflit, certains acteurs extérieurs essaient de jeter de l’huile sur le feu, le feu lui-même est bien parti de Syrie, allumé par des Syriens et nourri par la violence de la répression que le régime a déployée contre son peuple.

Reste une énigme : comment un président qui a su déployer une telle intelligence diplomatique a-t-il pu gérer cette crise avec une stupidité qui n’avait d’égale que sa brutalité ? Selon une intellectuelle de l’opposition qui a eu l’occasion d’approcher la famille Assad, «Bachar n’est pas seul pilote dans le cockpit, il ne l’a jamais été. C’est par ailleurs un homme prisonnier d’allégeances diverses et parfois contradictoires. Allégeance à ses convictions nationalistes, allégeance à sa famille et allégeance à sa communauté (alaouite)». En cas de crise, poursuit-elle, «les décisions se prennent à l’intérieur d’un cercle familial restreint, de manière consensuelle, associant la mère du président, qui dans la structure familiale alaouite est un personnage central, sa sœur Bouchera et son mari, Assaf Sawkat[1], patron des services de renseignement, ainsi que son frère cadet Maher à la réputation d’officier sanguinaire, chef de la quatrième division et de la garde républicaine, qui est garde prétorienne du régime».

Malgré le long silence assourdissant du président devant la gravité des évènements et la désillusion que ses discours avaient entraînée, parfois au sein même de ses plus fidèles partisans, beaucoup de Syriens refusaient de voir dans la figure du président le responsable direct des exactions commises par les forces de l’ordre contre des populations civiles désarmées. Par trois fois, en effet, le président a publiquement donné l’ordre de ne pas tirer sur les manifestants et il a dans les trois cas été désobéi. Sans l’exonérer de sa responsabilité juridique et politique, clairement engagée de par son maintien à la tête de l’Etat, cela pose néanmoins la question de la réalité du pouvoir et de l’étendue de son autorité sur les forces de sécurité et les services de renseignements. Mais selon Haydar, intellectuel de confession alaouite, lui aussi, opposant au régime, «Quand bien même Bachar El Assad serait en désaccord, avec la stratégie répressive qui est en œuvre, il ne pourrait pas partir. On peut démissionner d’un poste, d’une fonction, mais on ne peut pas démissionner de sa famille, ni de son clan».    

Khaled Sid Mohand


[1] Tué lors d’un attentat suicide à Damas le 18.07.2012