Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


samedi 27 octobre 2012


Le Nobel de la paix.
De la tragicomédie au comique troupier.


Le comité d’Oslo qui, à grand renfort de publicité médiatique, décerne régulièrement des prix Nobel de la paix, nous avait jusqu’ici habitué à des réconciliations douteuses : entre Palestine et Israël (Yasser Arafat et Itzhak Rabin), entre Afrique du Sud blanche, raciste, et les Noirs opprimés (De Klerk et Mandela), voire entre l’Amérique guerrière et le rêve de l’Obamania. Ce furent autant de leurres destinés à lustrer l’image de l’Occident de ses turpitudes.

En 2009, la médaille à peine attribuée à Obama, l’homme de la paix à peine élu s’empressa d’augmenter le budget des forces armées US, d’accroître la présence militaire en Afghanistan. Cette palinodie guerrière ne suffisant pas à assurer ses pas dans ceux de son prédécesseur fut suivie d’une honteuse rétractation de sa promesse de fermeture du bagne de Guantanamo. Certes, les opérations d’externalisation de la torture et les humiliations barbares cessèrent suite à d’encombrantes révélations. Mais le soutien au régime corrompu de Karzaï persiste, sans pour autant que soient réduits à néant les talibans et encore moins la production et le trafic de drogue qui caractérisent ce narco-Etat. Il ne restait plus au champion de la paix qu’à innover : et ce fut le recours aux assassinats ciblés par drones interposés et «l’audacieuse» opération d’élimination de Ben Laden au Pakistan dont le cadavre fut jeté en pâture aux requins. Tout ça pour apparaître plus déterminé que Bush dans la lutte contre le terrorisme que la vaillante Amérique avait contribué à produire ! Ce lauréat du prix Nobel, auteur de cette piteuse tragicomédie brandissait l’impuissance de la bannière étoilée à imposer son hégémonie. Les retraits d’Irak et d’Afghanistan sont désormais perçus comme autant de défaites, tout comme ses volte-face vis-à-vis de la reconnaissance de l’Etat palestinien, ou sa tentative de se réconcilier avec les peuples arabes, au Caire, aux côtés de Moubarak avant qu’il ne soit déchu. Le tigre impérial meurtri dans son orgueil, affaibli par la crise de 2007-2008 qui n’en finit pas de produire ses métastases, peut encore compter sur l’Arabie Saoudite, les pétromonarchies, l’OTAN et, pourquoi pas, sur un homme comme Mitt Romney, ce représentant de l’oligarchie financière et spéculative, pour conférer une nouvelle jeunesse au complexe militaro-industriel.    

Alors, comme pour se rattraper de s’être si complètement fourvoyé, le comité d’Oslo décida de changer de registre ; de la tragicomédie, il passa, apparemment sans risques, au comique troupier. L’Europe !! L’Europe !! se sont exclamés ses «illustres» membres. En fait, l’affaire ne fut pas aussi simple qu’il n’y paraît. Elle vaut d’être contée par le menu. Nos moqueries sardoniques s’en trouveront mieux affutées.

Le comité Nobel si prestigieux ne comprend que cinq membres, tous Norvégiens, désignés qu’ils sont par les partis représentés au Parlement d’Oslo. Donc, son Président, Jagland, ancien 1er Ministre travailliste, fervent néolibéral, se livra, pour faire admettre son idée lumineuse, à une petite manœuvre politicienne digne de sa renommée. Il profita de l’absence pour maladie de Mme Valle, l’eurosceptique du parti socialiste de gauche pour la remplacer par l’europhile évêque d’Oslo. L’unanimité ainsi requise, le prix fut attribué sans couac à l’Europe. Comme aurait pu le dire royalement Ségolène, ce fut là acte de «bravitude» certaine contre l’avis du peuple norvégien qui, par deux fois, en 1972 et en 1994, refusa son adhésion à cette Union Européenne encensée, d’autant que dans un dernier sondage, 80% des Norvégiens s’y disent toujours et encore opposés. Ce geste d’attribution fut d’autant plus bravache qu’au moment même de son expression, Mme Merkel, en Grèce, recevait huées et vilipendes pour être  la représentante la plus honnie de la Troïka. Mais la cure d’austérité imposée comme une nécessité valait bien ce baume au cœur à la chancelière pour rappeler aux peuples insolents le mythe de la communauté de valeurs fondée sur la paix que tous les pays de l’Union sont censés partager.

Toutefois, le comique de l’affaire prit vite un ton grandguignolesque lorsque les membres du comité s’avisèrent de savoir à qui, nommément, ils devaient attribuer ce noble prix. Terrible dilemme ! Surtout que, sitôt connue cette décision, les prétendants se mirent à s’écharper : Barroso, Président de la Commission Européenne voulut s’imposer, Van Rompuy, Président du Conseil Européen s’en effaroucha et Schulz, Président du Parlement Européen fit valoir sa légitimité démocratique. Cette rixe symbolique faisait mauvais genre, elle devait cesser. Restaient néanmoins des questions cruciales à régler : qui récupèrera la médaille ? Qui empochera le 930 000 euros de ce prix ? Qui aura l’honneur de prononcer le discours de remerciement et d’investiture d’homme de la paix ? Pour trouver une issue à cette honorable échauffourée, sans avoir de réponse à ces questions fondamentales, deux scénarii furent envisagés pour sortir de ce choc des ego, avant qu’une sage décision ne s’impose…

-         Première solution : ce seront 27 enfants issus de chacun des pays membres qui recevront le prix. Le consensus fut de courte durée, les cris d’orfraie reprirent de plus belle et presque tous d’ironiser sur le caractère infantile qu’allait prendre cette cérémonie renvoyant au caractère boutonneux d’une Europe en crise d’adolescence
-         Une deuxième solution surgit alors : remettre le prix aux pères du projet européen encore en vie, aux vieillards Delors et Kohl. C’est plus que gênant, dirent les plus respectueux, nous allons apparaître comme en panne de grands dirigeants au vu des figures tutélaires, pire, impuissants et nostalgiques. 
-         Enfin, pour en sortir, le rusé Van Rompuy sortit de son chapeau la solution de pacification ; lui seul apparemment avait entendu la grogne des chefs d’Etat qui pointait contre ces eurocrates qui n’étaient rien sans eux. Et de s’écrier : tous ensemble ! tous ensemble, nous et tous les chefs d’Etat et de gouvernement, ce sera une occasion festive pour tous. Sitôt connue sa proposition, Merkel dit ja et Hollande voui et les autres suivirent ; encore fallait-il trouver une date qui convienne à tous. Après de longs croisements des agendas respectifs, ce serait le 10 décembre… ouf ! Enfin les membres du prix Nobel rassérénés de sortir de ce pétrin allaient pouvoir, en toute sérénité, lancer les invitations qui restent exclusivement de leur ressort !

En tout état de cause, malgré le bruit médiatique encensant les « 60 ans de prospérité et de paix depuis 1952 », d’autres sarcasmes et pitreries restent à venir. Et sur le drap blanc restent les taches indélébiles des guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie, la guerre de Yougoslavie sous la bannière de l’OTAN/US, les guerres d’Irak, d’Afghanistan, les interventions en Afrique, les dictateurs corrompus soutenus sans faille, les coups d’Etat facilités, les guerres alimentées par les marchands d’armes… Et derrière l’image ripolinée de l’Europe accueillante, l’image hideuse de l’Europe forteresse, celle des camps externalisés en Libye et au Maroc pour contenir tous ces migrants dont plus de 17 000, depuis 1992, ont déjà péri sur terre comme en mer pour avoir tenté de faire valoir leur « droit de s’installer où ils le souhaitent » comme le proclame la charte des Nations Unies. Et puis, comment oublier après le tapis rouge déployé pour les dictateurs, les rodomontades guerrières en Libye, les brevets de bonne gouvernance attribués à Ben Ali et pas seulement par le libidineux DSK (!), et le renforcement de l’importation de produits israéliens encourageant délibérément la poursuite de la colonisation des territoires palestiniens ? Comment «immaculer» le faciès anonyme et technocratique de cette Europe antidémocratique, amnésier cette réalité des pays mis en concurrence sociale et fiscale, ces Etats endettés au profit des marchés s’empressant de renflouer banquiers et spéculateurs, recourant à l’austérité et aux ajustements structurels et s’enfonçant dans la récession. Et cette unité européenne se délitant avec la montée des extrêmes droites qu’elle suscite en Grèce, Hongrie, Autriche, Hollande… et les fractures territoriales et visées autonomistes qu’elle favorise en Catalogne, au Pays basque, en Belgique, en Ecosse…

Il fallait bien un prix Nobel de la paix lancé comme une bouée de sauvetage pour cette Europe enlisée, ce colifichet, pour tenter de masquer la réalité de la guerre sociale menée contre les classes ouvrières et populaires. Face aux auteurs de ce mauvais comique troupier l’on souhaiterait que les peuples leur fassent sentir les coups de quelques ruades sociales, bien ajustées, pour au moins rabaisser la morgue de toutes ces élites autoproclamées. Pour l’heure, ces faits relatés, à peine interprétés, pour mieux en faire ressortir la nauséeuse insignifiance sous forme ironique, n’ont d’autres visées que celles consistant au réveil d’énergies trop assoupies par la lourde sauce hollandaise socio-libérale qu’ils ingurgitent.

Gérard Deneux, le 27 octobre 2012   

La guerre qui vient.
                                        Un débat à poursuivre. 


L’article qui suit de Claude Luchetta met l’accent sur les nouvelles technologies guerrières, leur sophistication, y compris ludiques qui interrogent sur la  nature des guerres actuelles et à venir. La supériorité dans l’administration de la terreur de masse a permis aux Etats-Unis, notamment, de développer le pseudo concept de guerre propre ou d’opérations chirurgicales. Mais, au-delà des nouvelles notions employées, n’y a-t-il pas l’actualisation d’une vision ancienne, celle de la guerre éclair, ou de la guerre de mouvement susceptible d’écraser à peu de frais l’ennemi, voire à décapiter l’état major (assassinats ciblés à l’aide de drones) ?

Cet article appelle des réactions car il semble développer une conception unilatérale qui n’est compensée que par son dernier paragraphe, affirmant que tout cet arsenal moderne ne parvient pas à enrayer les révoltes de masse ou les aspirations contradictoires des peuples et des populations soumises aux diktats des puissances étrangères.

Quant à la criminalisation des populations marginalisées des grandes mégapoles, si elle n’est pas nouvelle (élimination des Black Panthers), elle soulève néanmoins un fait incontestable : la mondialisation financière a pour le moins accéléré sous diverses formes la concentration urbaine, la constitution d’énormes bidonvilles et le développement de maffias[1] plus ou moins incontrôlables, plus ou moins liées à des fractions des oligarchies dominantes. En fait, ce qui semble s’installer, à l’heure du déclin de l’hégémonie US[2] et de la montée des pays dits émergents, c’est le chaos. Les situations en Irak, en Afghanistan sont autant de défaites réelles sur le plan de la volonté d’instauration de régimes subordonnés aux Etats-Unis. On pourrait citer également l’exemple de la Libye, voire de la Syrie. Quant à une possibilité de guerre «propre» en Iran, elle semble inconcevable voire contreproductive car elle ressouderait une grande partie des masses autour des mollahs[3]. En revanche, ce qui est de moins en moins maîtrisable, c’est l’aspiration des peuples à la liberté et à la justice sociale, malgré les murs, la ghettoïsation, le quadrillage et la vidéosurveillance. Il y aurait lieu de s’interroger, non seulement sur les nouvelles techniques de guerre, mais également et surtout sur la réalité des contradictions et des conflits susceptibles d’entraîner des guerres civiles ou entre blocs de nations[4]. Ainsi, peut-on penser que sans la révolte populaire contre le dictateur libyen une intervention étrangère était inenvisageable et ce, sans évoquer le cas syrien beaucoup plus problématique ?

Quant au recours aux armées de métier et aux mercenaires, n’est-il pas une preuve de faiblesse, ne signe-t-il pas l’incapacité des Etats occidentaux à mobiliser leurs propres peuples et ce, malgré l’utilisation intempestive du conditionnement guerrier[5] ? Au-delà de la peur répandue et de la prétention à protéger la population «utile», il y a l’idée irréaliste, vu l’arsenal dont on dispose, d’affirmer aux populations civiles : vous n’êtes pas impliquées, pour nous c’est un jeu, on s’occupe de tout pour assurer votre tranquillité. Reste que si la guerre est bien la continuité de la politique par d’autres moyens, encore faut-il en analyser les ressorts économiques, sociaux et politiques. C’est sous ces aspects que le débat devrait se poursuivre sans tomber dans un unilatéralisme technologique.

Gérard Deneux le 30.09.2012


[1] lire «le pire des mondes possible» de Mike Davis – édition la découverte
[2] Lire à ce sujet «La nouvelle impuissance US» d’Olivier Zajic éd. l’œuvre et «Or noir et Maison Blanche» de Robert Baer – éd. Folio
[3] C’est ce qui s’est produit lors de la guerre Iran-Irak. Ce fut une guerre de type 14/18, une guerre de position, de tranchées extrêmement meurtrière. Lire à ce sujet le livre remarquable de Robert Fisk «La grande guerre pour la civilisation» éd. la découverte
[4] La question iranienne et syrienne est susceptible de former des blocs de nations opposées (USA-Israël-UE-Arabie Saoudite/Chine-Russie…) tout comme la concurrence entre USA et Chine
[5] On voit mal les peuples se mobiliser derrière leurs dirigeants “la fleur au fusil” comme en 1914 pour une intervention extérieure prolongée. Quant à l’intervention de l’armée ou la possibilité d’une répression massive du type coup d’Etat, elle ne semble guère envisageable ni en Espagne, ni en Grèce dans la conjoncture actuelle même si certaines prémisses sont alarmantes (émergence de l’Aube dorée)

La guerre qui vient
De la contre-insurrection rurale à la contre-insurrection urbaine

1 - Une nouvelle configuration géostratégique

«La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens» (Clausewitz). La technologie la plus sophistiquée constitue la modalité contemporaine de la guerre. Il n'y a pas  une essence supra-temporelle de la guerre. Une essence qui échapperait à ses déterminations historiques. La guerre est un phénomène social total qui connaît de profondes métamorphoses. Aujourd'hui on parle même de guerres propres. De frappes chirurgicales. Orwell dirait la paix c'est la guerre et réciproquement.
La gauche radicale n'a pas l'habitude de s'intéresser à la politique militaire. Pourtant la guerre est partout. Non seulement sur les champs de bataille. Mais aussi sur les écrans et les consoles de jeux. A tel point qu'on pourrait parler d'un complexe militaro-industriel-ludique. La guerre est devenue un divertissement à part entière. Nos villes s'équipent insidieusement pour la guerre. Une guerre de classe. La mondialisation marchande est une mondialisation armée.
Ce que je voudrais montrer c'est qu'une nouvelle stratégie militaire se met en place à l'ombre des états impérialistes. Stratégie qui construit ses propres cibles et délimite un nouvel espace géographique et mental. Pour contrer la baisse  tendancielle du taux de profit, le capital investit massivement dans les  armes de haute technologie. Cette réorientation stratégique de l'impérialisme s'inscrit dans un contexte marqué par:
- La fin de la guerre froide.  L' effondrement de l'URSS semble dégager l'horizon pour une l'hégémonie américaine. Une hégémonie aujourd'hui fragilisée. Du même coup, l'ancien ennemi s'évapore (le péril rouge). Il faut reconstruire un  ennemi adaptée à la nouvelle donne géostratégique et incarnant le mal absolu.
- L'approfondissement de la crise provoquée par la financiarisation de l'économie. A noter qu'aux Etats-Unis le taux de profit décline dès septembre 2006. C'est à dire bien avant la crise. Il y a conjonction entre une crise économique mondiale et une crise de la domination américaine.
- Le développement exponentiel des nouvelles technologies qui permettent de classer, repérer, poursuivre et cibler. Ces nouvelles technologies constituent l'un des vecteurs de la mondialisation libérale.
- Le déplacement des conflits des zones rurales vers les zones urbanisées ou semi-urbanisées des grandes métropoles en voie d'expansion. Bref du Vietnam on passe à Bagdad, Kaboul, Gaza. Demain: Téhéran ? J'y reviendrai.
Depuis 2001, La notion de «guerre illimitée au terrorisme» a pour horizon une guerre civile impitoyable et sans fin. La guerre est à elle-même son propre but. La guerre devient permanente et se fragmente en guerres régionales. Guerres régionales qui mettent en oeuvre des forces non-étatiques. La guerre recourt de plus en plus aux troupes mercenaires. Ces dernières représentaient en 2005, la deuxième force d'occupation en Irak
Si la guerre devient illimitée dans l'espace et dans le temps, l'ennemi n'est plus qu'un monstre insaisissable. Un monstre qu'il faudra finir par exterminer. Aucune paix n'est possible. Le terroriste  échappe à tout statut juridique ou social. Il est un criminel pathologique. Rien ne s'oppose à sa liquidation. La notion de guerre au terrorisme permet d'évacuer toute dimension politique des conflits. La mondialisation libérale suscite d'ailleurs une crise sans précédent du politique. Non pas que l'intervention de l'Etat soit devenue inutile. Etat qui serait réduit à son rôle purement régalien. Au contraire. «La concurrence libre et non faussée» ne peut s'exercer qu'à partir de l'intervention de l'appareil d'Etat. Intervention législative, juridique, policière, militaire. L'économie de marché n'est pas une donnée naturelle mais une construction étatique. Dans le cadre du néolibéralisme, le capital financier s'associe à l'Etat afin d'élaborer de nouvelles règles de fonctionnement.
Dans un premier temps je montrerai comment on est passé du rural à l'urbain. Les cibles militaires de l'impérialisme ne sont plus directement situées dans les rizières, les forêts ou les terres arides mais plutôt dans les villes, les banlieues, les ghettos, bidonvilles et favelas. Puis dans un deuxième temps je montrerai comment la capital financier a structuré un nouvel urbanisme placé en permanence sous contrôle. La guerre robotique met en oeuvre les nouvelles technologies permettant de cibler et de tuer ce nouvel ennemi abrité dans les profondeurs des nouvelles mégalopoles. Enfin, nous verrons justement comment «la stratégie du choc» parfaitement analysée par Naomi Klein permet d'éclairer la nouvelle politique militaire de l'impérialisme.

2 - Du rural à l'urbain

Les guerres coloniales se déroulent dans un environnement principalement rural (Indochine, Algérie, Vietnam). L'ennemi est un indigène-partisan (Viêt, guérilléro, fellagha) enraciné dans son milieu. Cet ennemi ne se distingue guère du civil. Il est caché au sein d'une population essentiellement rurale. Il se fait à la fois invisible et omniprésent. Durant la guerre d'Algérie, la DGR (Direction Générale du Renseignement) propose de quadriller le territoire algérien. Quadrillage qui consiste à répertorier l'ensemble des habitants, leurs lieux de vie et leurs mouvements pour les surveiller en permanence. L'objectif est de couper la population du maquis. Lors de la bataille d'Alger en 1957, le Dispositif de protection urbaine (DPU) a pour objectif de rationaliser l'emploi de l'armée en ville en mettant en oeuvre un quadrillage de la ville et, plus particulièrement, des quartiers musulmans. Ce dispositif devait éviter le retour en ville du FLN et favoriser la mobilisation en cas de crise. C'est d'ailleurs ce dispositif qui a constitué un des points d'appui du coup d'Etat du 13 mai 1958.
Face à la guerre froide, paniquée par la perte de l'Empire et la menace révolutionnaire, une partie de la classe dominante est convaincue de la nécessité du contrôle total de la population. La guerre coloniale devient le laboratoire de ce projet. Le général Allard déclarait en 1956 : «L'étude de la guerre révolutionnaire n'est pas, ne doit pas être l'apanage des seuls militaires, car la guerre révolutionnaire n'est pas dans son essence une guerre militaire de conquête territoriale, mais une lutte idéologique de conquête des esprits, des âmes.» La propagande devient une arme essentielle dans la contre-révolution.
Ce qui s'est passé à Paris le 17 octobre 1961 constitue un tournant. La manifestation de la  population musulmane a été gérée comme une véritable émeute armée. La police elle-même était armée. Il y eut planification systématique de la répression. La figure de l'indigène-partisan a été détruite  symboliquement et physiquement. A partir des années 1970, on reconstruit la figure de l'ennemi intérieur sur une base socio-ethnique. Désormais, l'espace urbain sera quadrillé par un dispositif. militaro-policier qui va ouvrir la porte au modèle sécuritaire. A partir de 1990, à la suite des révoltes dans les quartiers populaires (Vaulx-en-Velin, Sartrouville, Mantes-la-Jolie et Meaux) les renseignements généraux se reconvertissent dans la surveillance «des subversions cachés dans les cités».
La défense opérationnelle du territoire (DOT) planifie la poursuite et l'élimination de l'ennemi intérieur depuis 1962. L'instauration du plan Vigipirate en 1978 accentue le quadrillage et la surveillance du territoire, intensifie les niveaux d'alerte, les patrouilles en armes et la psychose de peur. Il s'agit d'une politique délibérée de mise en condition de l'opinion publique.
Le colonel Jean-Louis Dufour, spécialiste de la guerre en milieu urbain écrit en 1992 dans la revue Défense nationale: «Terroriser et démoraliser l'adversaire et  donc détruire ses cités sont deux exigences de la guerre totale...la ville est l'objectif majeur des guerres civiles.». Du 25 au 28 février 2008 se tient au Centre national d'entraînement des forces de gendarmerie  un exercice commun gendarmerie-police-pompiers permettant de tester plusieurs opérations de maintien de l'ordre en milieu périurbain sensible. Sont employés: tireurs d'élite et véhicules blindés. Désormais c'est la vie urbaine qui est progressivement placée sous surveillance et militarisée. Ce phénomène va se développer et s'amplifier dans toutes les grandes métropoles américaines et européennes. Il s'agit maintenant de contrôler et de criminaliser les populations des grandes métropoles. Les banlieues françaises sont désormais considérées comme des «colonies intérieures»
Les années 1990 constituent un tournant. De 1989 à 2000, 23 émeutes dans le monde ont été déclenchées par la mort d'un jeune. La responsabilité des forces de l'ordre a toujours été engagée. On peut citer la France, les Etats-Unis, la Chine. La mondialisation et la hausse des prix alimentaires sont au coeur des émeutes à Kinshasa en décembre 1990. Les grandes villes de la république du Congo en septembre 1991 et janvier 1993, du Venezuela de mars à juin 1992, du Brésil, etc. sont le théâtre,  d'émeutes de la faim. En novembre 1999, le mouvement altermondialiste affronte les forces de police à Seattle. En 2001, c'est la manifestation contre le G8 à Gênes. Manifestation contre laquelle les forces de l'ordre mettent en place une véritable stratégie militaire. En France, c'est l'embrasement des banlieues de novembre 2005, les émeutes de Cergy, Saint-Dizier, Vitry-le-François et le Champ-de-Mars de Juin  2008, d'Asnières le 14 juillet. Entre 2006 et 2008, l'Etat assiège la ville d'Oaxaca au Mexique. Le port marocain de Sidi Ifni a fait l'objet d'un raid militaire à la suite d'un banal conflit sur l'emploi. La ville de Redeyef dans le sud tunisien, à la merci du monopole des mines de phosphate, a connu des émeutes alternant avec des offensives militaires  pendant six mois, de janvier à juin 2008. Silence total des médias. Une nouvelle configuration de la révolte  se met en place. L'intervention des forces de l'ordre se militarise.
«Guerre aux frontières, ennemis à l'intérieur. Ennemis aux frontières, guerre à l'intérieur. La confusion des genres qui ouvre à la militarisation de l'action publique et à la déqualification symbolique de pans entiers de la population peut alors se généraliser. C'est exactement la logique qui a été adoptée par la politique du gouvernement français vis-à-vis des banlieues.»  Alain Bertho.
3 - Le nouvel urbanisme

L'espace urbain devient progressivement un point de focalisation déterminant de la lutte politique et de la guerre de classes. La ville constitue le lieu de valorisation par excellence du capital  financier et symbolique. La financiarisation libérale colonise l'espace urbain. Au centre ville, on cherche à se retrouver entre soi. C'est le phénomène    de gentrification combiné au développement des banques, bureaux, commerce de luxe, musées et  quartiers réservés. La mégalopole se construit ainsi par l'exclusion. David Harvey montre comment aux Etats-Unis en 2007 «quelques deux millions de personnes, principalement des mères célibataires et leur famille, des Afro-Américains vivant dans les grandes villes  et des populations blanches marginalisées,  de la semi-périphérie urbaine, se sont vus saisir leur maison et se sont retrouvés à la rue. C'est ainsi que de nombreux quartiers des centres-villes et que des communautés périurbaines entières ont été dévastées à cause des prêts consentis par les prédateurs des institutions financières.». Dans les mégalopoles des pays pauvres et émergents, les agences de développement financées par la banque mondiale bâtissent et protègent des «îlots de cyber-modernité au milieu des besoins urbains non  satisfaits et du sous-développement général.» (Mike Davis). La mégalopole monstrueuse devient un lieu de relégation sociale. Elle est perçue comme une obscure menace par les classes dominantes. Désormais, la doctrine de la guerre sans fin renforce la militarisation de la vie urbaine. Les grandes métropole mondiales organisent les flux financiers, façonnent le territoire et le développement géographique. «Avec leurs marchés boursiers, leurs technopoles, leurs salons de l'armement et leurs laboratoires d'Etat dédiés à la recherche sur de nouvelles armes, ces villes sont les cerveaux du processus actuel de mondialisation dans lequel la militarisation joue un rôle majeur.» (Stephen Graham). Les nouvelles techniques militaires urbaines  favorisent un urbanisme de plus en plus prédateur et permettent de mettre en place des infrastructures hypermodernes dédiées à la financiarisation, à la consommation de luxe et au tourisme. Du même coup, «les forces ennemies» se dissimulent dans l'environnement urbain et les zones industrielles. Il faut domestiquer la ville. Cette domestication passe par la mise en place d'une technologie hypersophistiquée. Ces techniques élaborées dans les laboratoires militaires transforment les armées occidentales en forces contre-insurrectionnelles high-tech. Chaque citoyen est une cible potentielle pouvant être identifiée et surveillée en permanence. Les grandes agglomérations mondiales deviennent potentiellement les principaux champs de bataille.
A noter que dans de nombreux pays occidentaux, les zones rurales et périurbaines sont devenues le coeur du militarisme et du patriotisme le plus archaïque. Stephen Graham remarque que les ruraux sont majoritaires au sein de l'armée américaine. Entre 2003 et 2004, 44,3% des soldats morts au combat au cours des opérations en Irak étaient issus des agglomérations de moins de 20 000 habitants. La culture militaire américaine se caractérise par la haine des villes imaginées comme des lieux de décadence. Mutatis mutandis, on peut rapprocher ce phénomène de l'implantation rurale et périurbaine du vote Front National en France. L'isolement géographique, la fragmentation sociale, la dissolution des rapports de solidarité favorisent la construction des réflexes de peur et des crispations identitaires.
Le nouvel urbanisme libéral doit tout à la fois valoriser et consolider les grands pôles économiques et financiers tout en contenant dans d'étroites limites les populations considérées comme dangereuses, capables de mobilisation sociales ou de terrorisme infrastructurel. Il faut séparer les grandes villes du nord des multitudes menaçantes situées aux delà des barrières urbaines. Les manifestations, la désobéissance civile, le militantisme syndical sont criminalisés et considérés comme des actes de guerre urbaine nécessitant une réponse militaro-policière adaptée.  D'où la mise en place des projets de guerre high-tech. Une guerre propre et vertueuse !

4 - Les villes sous contrôle

La puissance militaire doit se déployer aussi dans l'espace urbain. Pour les experts du Pentagone, il faut pouvoir identifier et suivre les «cibles de guerre non conventionnelles», telles que «les individus et les groupes insurgés ou terroristes qui ont la particularité de se mêler à la société.».
La surveillance et le renseignement se concentrent désormais sur des techniques d'extraction de données, de pistage et de surveillance. La vidéosurveillance se démultiplie. Par exemple, les anglais sont surveillés par près de 2 millions de caméras. En France, les drones surveillent les Cités depuis plusieurs années. La biométrie, l'iriscopie, l'ADN, la reconnaissance de la voix, du visage, de l'odeur et de la démarche permettent de coder et de pister toute personne suspecte ou tout individu qui passera les frontières. Une agence américaine liée à la défense (Darpa) envisage de mettre au point un programme de détecteurs censés rendre les édifices urbains transparents. D'autres branches de la recherche militaire développent de nouveaux radars intégrés à d'énormes dirigeables qui survoleraient en permanence les villes occupées afin de réaliser des collectes massives de données. Des essaims de micro et nano-capteurs pourraient être lâchés dans les villes pour fournir de l'information aux armes automatisées. Des robots tueurs son déjà à l'oeuvre sur les terrains d'opération. En 2006, les premiers robots armés de mitrailleuses et contrôlés à distance ont été utilisés à Bagdad. En 2007, l'armée israélienne annonce que la frontière entre  Israël et Gaza sera la «première frontière automatisée» au monde avec des snipers robotisés.
L'armée américaine se concentre désormais sur les techniques de ciblage et de  géo-localisation par satellite. Une guerre appuyée sur les réseaux est envisageable. Cette guerre devient une guerre propre et indolore pour la domination militaire américaine. Bref, on assiste à un tournant high-tech et urbain de la guerre. Les systèmes de surveillance doivent permettre de scruter tous les détails de la vie quotidienne dans les zones urbaines. La première étape est constituée par la surveillance permettant d'alimenter les bases de données. Une deuxième étape est caractérisée par «le développement d'armes terrestres et aériennes robotisées qui, une fois connectées aux systèmes de surveillance et d'identification (…) seront déployées pour (…) détruire sans relâche et de manière automatique.» (Stephen Graham). Les chercheurs de l'armée américaine développent déjà le concept d'insectes robotisés et armés qui reproduiraient le vol des insectes biologiques. On pourrait même envoyer des essaims de micro-robots volants qui pourraient s'attaquer à l'ADN d'un individu et lui injecter des armes biologiques dans le sang. Il est vrai que la mentalité  américaine est fascinée par la littérature science-fictionnelle. Cette fascination est largement exploitée par le complexe militaro-industriel et par l'industrie du divertissement. La guerre robotique est partout. Dans les jeux vidéo, les films et les  romans.
Cette préparation à la guerre construit également des simulacres urbains destinés à conditionner et entraîner les futures troupes de l'impérialisme dominant. Une centaine de villes en miniature sont en construction autour du globe. La majeure partie se trouve aux Etats-Unis. D'autres sont situées au Koweït, en Israël, en Angleterre, en Allemagne et à Singapour. Elles simulent les villes arabes et les villes du tiers monde.  Ces villes artificielles mobilisent tous les clichés racistes: orientalisme de pacotille, magma labyrinthique, absence de société civile. Les insurgés sont coiffés de keffiehs et armés de kalachnikovs AK47 et de lance-roquettes. Ces villes ne sont que des théâtres opérationnels aptes seulement à recevoir les marchandises produites par les multinationales. En quelque sorte, ce sont des villes poubelles dépourvues de toute humanité. Il existe un simulacre électronique de Jakarta. Une portion de la ville de  vingt kilomètres carrés a été numérisée dans tous ses détails avec une reproduction en trois dimensions. Une ville palestinienne a été reconstituée par des ingénieurs américains dans le désert du Néguev. Des jeux vidéo proposent même une réplique virtuelle de Bagdad. «L'armée américaine considère que jouer aux jeux vidéo est une forme d'entraînement militaire préalable tout à fait efficace.». Les systèmes de contrôle des drones s'inspirent directement des consoles Playstation. D'une certaine façon, la robotisation rend la guerre acceptable et la violence propre. La mort, le sang, la souffrance et les cris s'évaporent au profit du divertissement.
L'armée américaine s'inspire directement des pratiques israéliennes. La bande de Gaza est devenue un véritable laboratoire. L'armée israélienne y a expérimenté des nouvelles techniques de contrôle et de guerre anti-insurrectionnelle. Cette guerre s'accompagne du déni total des droits accordés aux populations palestiniennes. Le mur de béton érigé en Cisjordanie sert de modèle aux troupes américaines afin de quadriller les quartiers de Bagdad. Israël se pose en exemple planétaire de l'urbanisme militaire contre-insurrectionnel et devient le quatrième plus gros exportateur d'armes et d'équipement de sécurité au monde. A la suite de la guerre au Liban en 2006, Israël a connu l'une de ses meilleures années au plan économique. La bourse de Tel-Aviv a gagné 30 %.
Il faut noter que cette hyper-sophistication de la guerre se combine avec une accélération de la tendance à la privatisation. La guerre est sous-traitée. En Irak, les services de santé, les hébergements, l'approvisionnement et le soutien logistique  sont privatisés. Il y a convergence entre le gouvernement américain obsédé par les nouvelles technologies de l'information et les industries de la sécurité. Naomi Klein considère qu'il s'agit de «a définition même du corporatisme: la grande entreprise et le gouvernement tout puissant combinant leurs formidables puissances respectives pour mieux contrôler les citoyens.»

5 - Le capitalisme du désastre

Cette domination médiatico-sécuritaire relève à la fois d'une machine à commander et d'une machine à produire du spectacle. Machine à commander parce qu'elle exerce un pouvoir réel d'injonction et de contrôle sur les populations. Machine à spectacle parce qu'elle cherche à mettre en scène les menaces pour susciter peur et résignation. En France, les quartiers populaires sont soumis à une surveillance et à une répression expérimentales liées à la mise en place, à l'échelle mondiale, du capitalisme sécuritaire.
La guerre qui vient cherche à créer un enfer urbain. C'est à dire à démoderniser, en particulier, les villes et les sociétés du Moyen-Orient. C'est à dire à détruire leurs infrastructures vitales, à rejeter les habitants au-delà du centre ville et à leur dénier tout droit. L'US Air Force  proclamait qu'elle bombarderait l'Afghanistan  jusqu'à ce qu'il «retourne à l'âge de pierre.». A propos de l'Irak, le sous-secrétaire général des Nations-Unis Martti Ahtisaari, faisant état de sa visite en Irak en mars 1991 déclare: «Presque tous les moyens de subsistance de la vie moderne ont été détruits ou  fragilisés. L'Irak a été relégué, pour encore quelques temps, à l'ère préindustrielle, mais avec tous les handicaps liés à une dépendance postindustrielle reposant sur une utilisation intensive d'énergie et de technologie.». La majorité des décès (111 000 personnes) sont attribués aux problèmes de santé de l'après-guerre. L'UNICEF a estimé qu'entre 1991 et 1998 il y avait eu plus de 500 000 morts excédentaires parmi les enfants irakiens de moins de cinq ans.
L'ultralibéralisme met à contribution crises et désastres naturels pour imposer partout la loi du marché et la barbarie spéculative. C'est ce que Naomi Klein appelle «le capitalisme du désastre». La guerre en Irak est exemplaire de ce point de vue. Elle accouche d'un «modèle de guerre et de reconstruction privatisée». Ce modèle est exportable dans le monde entier. Toute entreprise liée à la haute technologie (biotechnologie, informatique, télécom) peut facilement se présenter comme dédiée à la sécurité et justifier des mesures draconiennes en termes de ciblage et de surveillance. On peut penser que la guerre sans fin finisse par éradiquer la démocratie elle-même. Rien ne peut rester extérieur à la guerre totale. 
Mais la guerre robotisée se heurte à ses propres limites. La crise de l'hégémonie américaine est accentuée par les échecs en Irak et en Afghanistan. Les effets dramatiques de la crise économique amplifient la menace de déstabilisation intérieur. Un ancien officier de l'armée de terre notait en 2008: «L'extension massive de la violence à l'intérieur des Etats-Unis contraindrait l'appareil de défense à réorienter ses priorités en urgence afin de défendre l'ordre intérieur fondamental et la sécurité humaine.» L'espace urbain virtuel,  numérisé par les laboratoires militaires, ignore la dimension humaine. Il  néglige l'homme dans sa dignité, dans sa capacité de résistance et de solidarité. Il ne prend pas en compte l'opinion publique internationale. De New-York à Athènes et de Madrid au Caire, la vieille Taupe poursuit son travail: Hic Rhodus, hic salta !...
Claude Luchetta (septembre 2012)
Lire:
- Alain  Bertho: Le temps des émeutes (Bayard – 2009)
- Stephen  Graham: Villes sous contrôle (La découverte – 2012)
- Naomi  Klein: La stratégie du choc (Actes Sud – 2008)
- Mathieu  Rigouste : L'ennemi intérieur (La découverte – 2009)

Le trou noir

C’est le rôle de la crise financière
Ce sont les agents au service du bien monétaire
La misère des peuples, ils en ont rien à faire.
Tous ces traités éphémères, c’est un poison populaire
C’est un venin pour la terre. Ce virus va nous coûter cher
C’est une crise meurtrière, une tempête incendiaire qui fait fondre  la pierre
C’est une culture de l’enfer.
Il nous aveugle dans l’éphémère
Il nous entraîne à ne rien faire
Il travaille à nous distraire.
C’est une politique volontaire
Une organisation militaire
Ce sont des kamikazes suicidaires.

Hassen

dimanche 14 octobre 2012


Signification de la répression
d’une grève massive  en Afrique du Sud


A Marikana, ils étaient 3 000 grévistes sur la colline des merveilles (Wunderkopf), encerclés par des policiers et 200 mercenaires d’agences privées. Ils ont perdu 47 de leurs camarades, froidement abattus. C’étaient des foreurs, des déblayeurs, des manieurs d’explosifs. Des entrailles de la terre, ils extrayaient ce précieux métal, le platine, afin que «nos» voitures disposent de pots catalytiques moins polluants, afin que «nos» ordinateurs puissent fonctionner. Ils ne rêvaient même pas de pouvoir disposer un jour de ces moyens de locomotion et de communication. Ils souhaitaient uniquement que leur dignité leur soit restituée par des salaires décents.

Faire retour sur cette féroce répression et celles qui ont suivi, ce n’est pas seulement mettre en lumière ce qu’ont occulté les médias mais dissiper l’ambiguïté de l’après-apartheid et son orchestration propagandiste. Plus fondamentalement ce sont les origines de cette transition dite historique qu’il faut scruter pour saisir pourquoi tant de lauriers furent tressés sur la tête de Mandela jusqu’à le transformer en icône inoffensive. Sa figure emblématique «d’enfermé» n’a rien de commun avec d’autres qui ont connu les affres des prisons comme Blanqui de la Commune, Rosa Luxembourg l’allemande ou l’italien Gramsci.
    

16 août, le jeudi noir du sang des mineurs

Une semaine qu’ils étaient  en grève, une semaine qu’ils subissaient le chantage aux licenciements s’ils ne reprenaient immédiatement le travail, une semaine que les autorités déclaraient leur grève illégale puisqu’elle n’avait pas été décidée par le syndicat officiel, une semaine de provocations et de harcèlement policier.

Et puis, ce jour-là, le 16 août, comme les précédents, 3 000 mineurs s’étaient rassemblés sur la colline jouxtant la mine. Des hélicoptères au-dessus des têtes ont tournoyé et 500 policiers sont arrivés en véhicules blindés et camions munis de lances à eau. Des barbelés commençaient à s’installer autour de leur rassemblement. Ils se sont tous mis à discuter pour décider de la marche à suivre. Puis s’estimant pris au piège, ils ont dévalé la colline pour rejoindre leurs habitations toutes proches. Les grenades lacrymogènes, les lances à eau en action, les tirs à balles réelles ne leur laissaient aucune autre issue. Certains se sont réfugiés derrière des rochers et pendant plus d’une demi-heure subirent des tirs provenant d’une dizaine de blindés qui les encerclaient. D’autres, la plupart, dans leur fuite furent atteints dans la poitrine ou dans le dos par les balles, d’autres furent sommairement abattus. Certes, bravaches, ils étaient munis, avant le massacre, de quelques lances, machettes, gourdins comme c’est la tradition pour la fière ethnie des Xhosa. Ils voulaient montrer qu’ils ne voulaient pas céder face aux intimidations. D’ailleurs, il n’y eut aucun blessé ni mort à déplorer parmi la soldatesque. Dans les rangs des grévistes, en revanche, on dénombra 34 morts auxquels il faudra ajouter, quelques jours plus tard, 9 décès et 78 blessés. Mais ce jour-là, après l’assassinat de masse, la chasse à l’homme se poursuivit jusqu’à l’arrestation de 259 de leurs camarades. Ils furent insultés, bastonnés et frappés jusque dans le commissariat de Béthanie où ils furent jetés en cellules. Ce jeudi noir du sang des grévistes s’inscrira dans les mémoires. Ce jour-là, le mythe et les illusions sur la nature du régime institué par Mandela se sont effondrés quoique depuis des années, le fossé entre les espérances sociales promises et la réalité d’un pouvoir corrompu n’avait cessé de s’approfondir. 


Les raisons immédiates du massacre

Faut-il croire la version de la police ? Ses déclarations sont révélatrices : «Nous avons été attaqués par les grévistes, nous avons été obligés de nous défendre», en tirant sans sommation et à balles réelles après les avoir piégés. Pourquoi être retournés sur place le lendemain pour ramasser les douilles sinon pour dissimuler les indices de leur sauvagerie commanditée ? Jacob Zuma n’a-t-il pas reconnu la préparation de cet assaut en déclarant le 17 août : «Ces gens-là n’étaient pas prêts à quitter les lieux mais plutôt à se battre» ! Intolérables, cette grève et ses meetings continuels sur la colline ! Il fallait à tout prix briser ce mouvement gréviste d’ampleur qui risquait de s’étendre. D’ailleurs à Marikana, la haine des exploiteurs et du régime était plus que palpable : un représentant du syndicat officiel avait été retrouvé mort et deux policiers avaient été tués. Les raisons de la rage étaient plus profondes, plus anciennes, et ne relevaient pas seulement de l’absence de négociations sur les revendications de salaires exprimées avec détermination.

Au lieu de s’améliorer, depuis près de deux décennies, la situation des mineurs, à quelques exceptions près, n’a fait qu’empirer. Pour rejoindre le filon, 10 heures sous terre à subir des températures de 40°, pour 9 heures de travail payées 8, soit 400 à 560 € par mois et puis revenir chez soi, faire quelques centaines de mètres pour retrouver son bidonville (de Nkaneuf), fait de cabanes de tôles dont une sur deux possède l’électricité. Retrouver cet environnement où l’eau est rare, et sans ramassage des ordures ménagères. Et le lendemain,  recommencer… en espérant que l’amélioration à venir viendrait de ceux qui avaient tant promis.

Et puis, jour après jour, voir, entendre ces Noirs blanchis de l’ANC[1] se pavaner, assurer que l’avenir serait meilleur tout en s’enrichissant outrageusement. Comme Cyril Ramaphosa, baron influent de l’ANC, le fondateur du syndicat national des mineurs du temps de l’apartheid, devenu un magnat à la tête d’une fortune de centaines de millions d’euros. Comme Jeff Radebe, le haut dirigeant du Parti Communiste, marié à l’une des femmes les plus riches d’Afrique du Sud, qui plus est, propriétaire de mines ! La rage, en sachant que le beau-frère de cette dame est, quant à lui, l’homme le plus riche du pays. L’indignation de toute la population meurtrie en apprenant que ce Jeff, ministre de la justice, avait osé l’impensable : inculper 270 mineurs en les accusant du meurtre de leurs 34 camarades de Marikana ! Certes, il dut reculer devant l’ampleur des protestations. Mais la rage reste intacte. Le discrédit de la bureaucratie syndicale gangrenée par la corruption est tel que le clientélisme visant à absorber les contestataires fonctionne de plus en plus difficilement. La grève de Marikana a d’ailleurs été déclenchée par un syndicat dissident né de la scission avec la fédération minière : l’AMCU[2], dont Joseph Mathunjwa est le président, rencontre un succès croissant face au déclin du NUM[3] (syndicat officiel rattaché à COSATU[4]) malgré les subsides octroyés par le patronat minier).

Cette perte de contrôle des masses inquiète la classe dominante et la bureaucratie syndicale, tout comme cette grève déclarée «sauvage» et «illégale», échappant aux procédures de collaboration. C’est la raison essentielle qui, dans la conjoncture de non  maîtrise du mouvement, a conduit gouvernement et patronat à la répression sanglante. Les mineurs meurtris dans leur chair allaient-ils se laisser intimider, les sociétés minières reculer ?  

Malgré les manœuvres d’apaisement et d’intimidation, la lutte s’élargit

Le 18 août, à Marikana, 3 000 mineurs sont de nouveau rassemblés. Julius Malema, l’ex-président de la Ligue de la Jeunesse de l’ANC, exclu de l’appareil, est autorisé à s’adresser aux mineurs. Comme les autres dirigeants du mouvement, il appelle tous les mineurs du pays à se mettre en grève. Il se déclare partisan de la nationalisation et demande que Jacob Zuma soit démis de ses fonctions. De fait, les débrayages et grèves ont commencé à s’étendre, des délégations en cortèges se rendent dans les différents lieux d’extraction. Toutefois, cette prise de position révèle l’existence d’une coalition de mécontents au sein de l’ANC, effrayée de ne plus pouvoir maîtriser la combativité des travailleurs noirs, de voir sa légitimité s’effriter. Le lendemain, 19 août, après avoir rassemblé dix de ses ministres, Jacob Zuma tente de jouer l’apaisement et la concorde nationale : un soutien financier est accordé, déclare-t-il aux familles des victimes, une journée de deuil national est instituée et une commission d’enquête nommée afin d’établir les responsabilités du massacre. Elle devrait rendre ses résultats en janvier 2013 ( !). Cette tentative de calmer la colère et de la détourner de ses objectifs fait long feu d’autant que les sociétés minières ne lâchent rien sur les revendications et menacent les grévistes de licenciements s’ils ne reprennent pas le travail. 1 200 d’entre eux sont convoqués à un conseil de discipline aux fins d’exclusion. Mais la grève s’étend, la production du bassin de Rustenburg (Amilo Platinum) s’arrête, le mouvement s’amplifie, touche la mine aurifère près de Johannesburg.  Le 29 août, toutes les compagnies minières sont concernées. D’après le Financial Times qui en rapporte les propos, Jacob Zuma s’interroge : «Nous devons trouver les moyens de restaurer la stabilité sur les lieux de travail. La violence (de qui ?) ne peut devenir une culture des relations de travail». En clair, il convient de restaurer la COSATU comme instrument de négociation-collaboration avec les compagnies minières par-dessus la tête des mineurs. Dans le même sens, une médiatrice, sans réel pouvoir, est nommée : Mme Madonsella, cette ancienne avocate, spécialiste des Droits de l’Homme, se doit de «restaurer la confiance entre le gouvernement et le peuple». Elle prône «la voie du dialogue contre les manifestations et les grèves pour éviter que les travailleurs deviennent de la chair à canons» (sic). Reconnaissant que le coût de la corruption s’élèverait à 3 milliards d’euros par an, elle mesure «qu’il y a toutefois encore (sic) un problème d’égalité de traitement des hommes politiques devant la loi»…   

Ces manœuvres d’apaisement n’ont guère troublé les travailleurs, en particulier ceux des transports dont 28 000 d’entre eux ont débrayé en signe de solidarité dès le 24 août, aux cris de «Marikana ! Marikana !». Et la grève de s’étendre encore jusqu’au fond de la mine comme pour les extracteurs de chrome. Le 25 septembre, ce sont quelques 100 000 travailleurs des transports qui sont en grève et commencent à paralyser General Motors et le pétrolier Royal Dutch Shell, ralentissant la production et les livraisons.

Entre-temps, le 17 septembre s’est tenu le Congrès de la COSATU. La moitié de ses membres (sur 2,2 millions d’adhérents) étant pratiquement en état de dissidence. Il fallait tenter de resserrer les rangs. Le dirigeant Zwelinzima Vavi[5] joue gros ce jour-là. Il lui faut à la fois rassurer les grévistes en masquant la véritable nature du syndicat collaborationniste et contenir le mouvement. Et il se présente, ce jour-là, comme le véritable champion des masses, il fait adopter un programme revendicatif difficilement acceptable pour l’ANC néolibérale : développement des grands travaux, extension du secteur public, institution d’une sécurité sociale, élargissement des conditions d’accès aux allocations familiales. Sur ces bases, il est reconduit dans ses fonctions. Mais les barons de l’ANC veulent leur revanche car il s’est permis de condamner devant les 3 000 délégués les «élites prédatrices», ces «hyènes politiques», avertissant la frange prête à un compromis que «nous sommes assis sur une bombe à retardement sociale» révélant ainsi sa volonté de recomposition gouvernementale, tentative de recentrage d’un capitalisme à la brésilienne : «nous avons besoin d’un moment Lula».

Mais, dans le même temps, la voie de la répression avait été choisie : les affrontements entre policiers et grévistes s’amplifiaient. On dénombrait déjà plus de 7 morts par balles parmi ces derniers avant le 15 septembre.

Répression et «négociations» concédées

Le 15 septembre, en effet, la décision de s’attaquer à la population du plus grand bidonville minier, celui de Nkaneuf près de la mine de Marikana et de recourir à l’armée pour quadriller la région de Rustenburg au moyen de blindés et d’hélicoptères, est mise en œuvre. Il s’agit en cassant le mouvement gréviste, de rassurer les investisseurs internationaux quant à la détermination du gouvernement de rétablir la «stabilité sociale».

A coups de grenades lacrymogènes et de tirs à balles en caoutchouc, les manifestants rassemblés sont dispersés et la police procède à des dizaines d’arrestations en ciblant «les meneurs».

Dans la nuit du 15 au 16 septembre, les dortoirs et les habitations sont investis, perquisitionnés avec la plus grande brutalité. Le lendemain, la population de Nkaneuf proteste, dresse des barricades à l’aide de pierres, de poteaux, de pneus et scande dans un mélange de colère et de crainte «Arrêtez de venir nous tuer, allez vous- en !». Cette opération qui n’arrive pas à faire fléchir la combativité des mineurs est immédiatement suivie, le 19 septembre, d’une proposition de compromis présentée comme raisonnable : des augmentations de salaires de 11 à 22 % selon les catégories et une prime unique de 2 000 rands. On est loin du compte par rapport au salaire de 12 500 rands exigé. Pour la COSATU et l’ANC qui se partagent les rôles, il s’agit de diviser le mouvement pour mieux le briser. D’un côté sont propagés des propos alarmistes : «la grève est illégale, vous n’êtes pas protégés, vous allez être licenciés», «les mines pourraient fermer si l’on demande trop». De l’autre, le couvre-feu est instauré avec interdiction de circuler, d’organiser des meetings, et ordre est donné de disperser, par la force, les rassemblements de plus de 4 personnes ( !).

Quoi qu’il en soit des évènements à venir ladite «nation arc-en-ciel» est brisée. Comme au temps de l’apartheid, la classe laborieuse noire s’est (re)mise en mouvement et ne s’arrêtera pas. En effet les problèmes sociaux demeurent, les désillusions sur la nature de l’Etat-ANC se sont effondrées. Un retour sur l’histoire de l’après-apartheid s’impose pour saisir deux décennies de mystification.   

Les raisons profondes d’une répression impitoyable
La capitulation historique

Lorsque l’ANC, le 26 juin 1955, réunit son «Congrès du peuple», en présence de 3 000 délégués noirs, indiens, métis et quelques blancs, l’heure est à l’euphorie. Il reflète l’ampleur de la mobilisation et sa nature. Son programme apparaît sans ambiguïté : est prônée la nationalisation des mines, des banques et des industries en situation de monopoles ainsi qu’est proclamé «le droit essentiel pour la liberté, de confisquer et de redistribuer tout bien mal acquis», «l’allocation de terres à ceux qui n’en ont pas», «un salaire décent et des heures de travail réduites», «l’éducation gratuite et obligatoire pour tous sans égard de couleur, de race et de nationalité». En fait, derrière la façade révolutionnaire, deux conceptions coexistent. Celle d’une étroite classe moyenne noire qui aspire à l’ascension sociale, qui ne remet pas en cause le marché capitaliste mais entend mettre fin à l’apartheid. Si elle prône l’indépendance vis-à-vis des multinationales, elle reste marquée par un nationalisme conservateur sur le modèle de celui des Afrikaners contre l’impérialisme anglais (l’ANC est née en 1912). Pour aboutir dans ses objectifs, elle doit s’appuyer sur la majorité noire dont elle se distingue. Et elle trouve un allié de poids, la Parti Communiste Sud Africain, qui a développé des activités syndicales parmi les travailleurs blancs et noirs. Sa conception consiste à instaurer un capitalisme d’Etat, la classe ouvrière blanche jouant le rôle d’avant-garde dans la lutte pour une économie, qualifiée de précapitaliste, ce qui justifie la «théorie» des deux étapes, reléguant l’instauration du socialisme au terme d’un processus ultérieur. Cette vision démocratiste s’appuie et rejoint les aspirations de l’immense majorité des noirs surexploités.

La période qui suit va être marquée par la combinaison de révoltes de masse, de grèves et de lutte armée ainsi que par une répression terrible (émeutes de Johannesburg, Soweto, Le Cap…) et des incarcérations massives. Pour l’opinion internationale indignée, l’apartheid est une incongruité historique, la reconnaissance des droits civiques comme aux USA, une nécessité. Les protestations et mobilisations puis le boycott de l’Afrique du Sud, mettent le régime au ban de ladite communauté internationale ce qui n’empêchera nullement les compagnies minières de prospérer et de vendre leurs produits.

Deux séries d’évènements vont changer la donne. D’une part, l’orthodoxie libérale qui s’impose dans les années 1980 alourdissant la dette de l’Etat, permet au FMI et à la Banque Mondiale, sous la férule des Etats-Unis, d’intervenir dans l’économie et d’autre part l’effritement puis l’effondrement du bloc de l’Est en 1989 laissent le PC désemparé et prêt à toutes les compromissions.

Pour De Klerk (au pouvoir de 1989 à 1994), il s’agit de faire endosser à l’ANC ce tournant historique, mettant fin au régime d’apartheid pour mieux appliquer les remèdes néolibéraux. Il fait donc libérer Mandela le 11 février 1990.  

S’engage ensuite un partage des rôles et des pouvoirs, visant à mettre fin aux revendications récurrentes de la masse des travailleurs noirs qui perturbent l’économie. Et c’est sur ce terrain que les compromissions furent les plus dramatiques pour ceux qui vivaient de l’espoir entretenu par l’icône Mandela médiatisée. Ce fut Thabo Mbeki, n°2 de l’ANC, exilé pendant des années en Angleterre et formaté aux recettes néolibérales, qui mena les négociations avec le parti de De Klerk et les Chicago boys du FMI et de la Banque Mondiale. Il accepta le programme d’ajustement structurel du FMI pour  résorber la dette odieuse, l’inscription dans la nouvelle Constitution de l’indépendance de la Banque nationale, le maintien à sa tête de Chris Stals qui la dirigeait sous l’apartheid. De même, Derek Keyes fut maintenu à son poste de Ministre des Finances. Il souscrivit également aux recommandations prônant l’abandon de fait de toute souveraineté monétaire, et donc de l’hypothèse de dévaluation compétitive, ainsi que de toute possibilité de mener une politique interventionniste considérée comme dispendieuse et contraire à la priorité de rembourser les créanciers.

En 1994, Mandela et Mbeki soumirent le nouveau programme de l’ANC à Harry Oppenheimer, président du géant minier anglo-américain et de De Beers. Ils allaient à Canossa. Tout en se défendant d’être marxistes, ils souscrivirent aux quelques modifications exigées par ce magnat tout en jurant qu’ils voulaient éviter à tout prix un choc financier à l’économie sud-africaine. Le 6 octobre 1994, le Wall Street Journal saluait l’heureuse nouvelle : «M. Mandela depuis quelque temps s’exprime comme Margaret Thatcher plutôt que comme un révolutionnaire de gauche qu’on avait cru voir en lui». Dès lors, comme dans toute économie capitaliste ouverte, le seul espoir après la cure d’austérité ne résidait plus que dans la capacité des gouvernants à attirer des investisseurs étrangers. Un leurre comme la mise en scène de la Commission Vérité et Justice. Cette farce tragi-comique médiatisée à l’excès ne traita que des manifestations extérieures de l’apartheid : la torture, les sévices et les disparitions. La nature du système d’exploitation et de ségrégation économiques ainsi que  la dette odieuse restèrent dans l’ombre. En outre, De Klerk exigea le maintien en poste de tous les fonctionnaires blancs et pour ceux qui préféraient partir, le droit de bénéficier de généreuses pensions à vie. Cet accord fut négocié par José Stavo, dirigeant historique du PC Sud-Africain. La hiérarchie de l’ANC l’approuva comme le reste. L’important pour l’ANC était d’occuper le devant de la scène politique, la réalité des leviers demeurant aux mains de l’élite blanche et de ses sponsors internationaux.

Les effets de cette capitulation historique marquèrent très vite les limites dans lesquelles s’était enfermée (volontairement ?) l’ANC. La redistribution des terres considérée comme une atteinte au droit de propriété, impossible. La possibilité de créer des emplois en subventionnant des petites entreprises, interdite par les accords du GATT, idem pour la distribution de médicaments contre le SIDA, contraire aux engagements relatifs aux droits de propriété intellectuelle. La construction de logements pour les pauvres, l’accès à l’électricité gratuite dans les townships devaient requérir l’accord de la Banque nationale et dégager des fonds, contraires au principe visant à juguler toute inflation. De même, le contrôle des changes pour tenter de se prémunir contre la spéculation sur la dette entrait en contradiction avec l’accord conclu avec le FMI conditionnant son prêt de 850 millions de dollars à l’interdiction d’y recourir et imposant la «contrainte salariale» bloquant toute augmentation des rémunérations.    

Entre l’ANC et le peuple noir, le gouffre de la désespérance.
Prélude de Marikana

Le tournant néolibéral ne s’est pas accompli immédiatement : trop d’espoirs étaient à satisfaire et les adhérents et militants de l’ANC n’y étaient pas suffisamment préparés. Il y eut, malgré tout, dans un premier temps assez bref, un «tourbillon d’investissements publics», ce qui alourdit l’endettement massif de l’Etat. FMI et Banque Mondiale réagirent par des prêts sous «conditionnalité», à savoir la privatisation des services de l’eau, de l’électricité et du réseau téléphonique. «A chaque fois qu’un cadre de l’ANC laissait entendre que la «charte de la liberté» serait mise en application, les marchés – autrement dit les traders de New York et de Londres – réagissaient violemment et le rand plongeait». Ils faisaient en quelque sorte la démonstration pratique qu’il n’y avait pas d’autre alternative que celle de se soumettre. Pour mieux inoculer le virus néolibéral aux «archaïques» de l’ANC, leur faire comprendre ce que signifiait «la démocratie technicisée et protégée» que les Chicago boys tentaient d’inculquer, des membres de l’ANC furent envoyés dans des écoles d’administration étrangères pour suivre des programmes de formation.

En juin 1996, face à la spéculation et à la nouvelle dépréciation de la monnaie, le gouvernement Mbeki dut se résoudre à mettre en œuvre de nouvelles privatisations, à comprimer les dépenses publiques et à déréglementer le marché du travail, bref, à casser le peu de droits acquis par les salariés.

Les conséquences se firent sentir très rapidement. De 1990 à 2006, l’espérance de vie des Sud-Africains diminua de 13 ans. De 1991 à 2002, le taux de chômage passa de 23 à 48%. Si le gouvernement de l’ANC construisit 1,8 million de logements pendant cette période, dans ce même laps de temps, plus de 2 millions de noirs furent expulsés de leurs logements. En 2008, 22 millions de Sud-Africains croupissaient dans la pauvreté. Ils ne pouvaient que constater que les blancs, les 10% de la population, possédaient toujours 70% des terres, et fatalistes, comme le militant anti-apartheid Rassoul Snyman : «ils ne nous ont pas libérés, la chaîne que nous avions autour du cou, ils l’ont  mise à nos chevilles».

En 2009, à l’occasion du scrutin du 24 avril, des fractures et des remises en ordre révèlent un sentiment de malaise, voire de trahison qui se répand. Thabo Mbeki est mis à l’écart, Jacob Zuma, jugé plus rassembleur et capable d’apaiser la colère qui monte afin d’éviter la radicalisation de la contestation, lui succède. En fait, ce personnage est surtout connu pour être un manipulateur corrompu. Soutenu par le PC Sud-africain, l’ANC, et en son sein par les blancs de l’ancien Parti national de l’apartheid qui ont intégré cet appareil, il l’emporte largement. Ces élections se traduisent par une participation de 77% des électeurs et une percée d’un nouveau parti, l’Alliance Démocratique, composé de «blancs éclairés» prônant le développement de la stabilité sociale nécessaire aux affaires. Au lendemain de ces élections, la Bourse satisfaite reprend des couleurs «arc-en-ciel» ( !). 

A la veille de la Coupe du monde de football, l’on assiste à l’apparition de mouvements sociaux mobilisant les résidents des bidonvilles. A Camp, dans la banlieue de Durban, des squatters occupent des logements vides. Le 26 septembre 2009, la répression prend une tournure sournoise. Une milice de 40 nervis attaque les squatters et, toute la nuit, tabassent, détruisent, sans que la police, complice, n’intervienne. On dénombre 4 morts et de nombreux blessés. Ces affrontements furent pressentis comme la résultante de conflits ethniques, les Zoulous nervis contre les Xhosas squatters. Les premiers ont-ils été soudoyés par des promoteurs privés, soucieux de leurs intérêts, comme le prétendirent les seconds ? En tout état de cause, l’ANC mit en cause l’association ABM, celle qui mobilisait les sans-logis, et procéda à des contrôles de ses membres aux fins d’exclusion. L’ANC devait mettre au pas les pauvres avant la grande feria du foot.

La médiatisation mondiale de l’Afrique du Sud occulta pour un temps assez bref la réalité de l’exploitation et de la misère de l’immense majorité des noirs. Car rien n’avait changé ou si peu. Les grandes compagnies minières spoliatrices affichaient des taux de rendement pour leurs actionnaires de 15% l’an. Pour ne prendre qu’un exemple, celui de la société Lonmin d’où est parti le mouvement gréviste de Marikana : force est de constater que ce 3ème producteur mondial de platine dont le chiffre d’affaires est de 2 milliards de dollars par an est en pleine santé lucrative. Cette multinationale qui possède 4 mines en Afrique du Sud et emploie 28 000 salariés possède, toujours, son siège social à Londres. Ses méthodes d’exploitation coloniales et racistes furent même réprouvées en 1973 par le 1er ministre anglais, conservateur : «Ce visage du capitalisme est inacceptable» . Cette  image détestable n’a guère évolué à moins de considérer comme un acte de bienveillance l’adaptation d’après apartheid qui conduisit le nouveau PdG Jan Farmer à promouvoir, en qualité d’administrateur, l’ancien secrétaire général du syndicat des mineurs, Cyril Ramaphosa.

Toutes ces firmes minières sont toujours là, plus voraces et plus intransigeantes que jamais, jusqu’à « l’explosion » de Marikana. Elles avaient cru trouver des perles noires pour jouer les illusionnistes, légitimer par les institutions post-apartheid leur rapacité et se dissimuler derrière l’emblématique ANC. L’écran de fumée s’est dissipé. Reste aux travailleurs noirs à se doter d’organisations indépendantes de l’appareil d’Etat. Avec les réserves qui s’imposent on peut néanmoins supposer que Marikana résonne comme Gafsa en Tunisie, annonciateur de mouvements sociaux et politiques de plus grande ampleur.

Gérard Deneux, le 10 octobre 2012

Sources pour cet article
-         Les reportages de Sébastien Hervieu, les tribunes et articles de Philippe Aloy, de Philippe Aupas, parus dans le Monde et les analyses du Monde Diplomatique de Philippe Rivière (octobre 2009), Augustin con Chiglia, Greg Marinovich (Monde Diplomatique octobre 2012)
-         La dernière partie s’inspire du livre de Naomi Klein «La stratégie du choc, la montée du capitalisme du désastre» éditions Actes Sud, p. 238 à 266
-         L’article de Charles Longford (historien anglais) publié sur le site  alencontre.org  



[1] African National Congress (Congrès National Africain) parti politique membre de l’Internationale Socialiste
[2] Association of Mineworkers and Construction Union
[3] National Union of Mineworkers (syndicat des mineurs)
[4] Congress of South African Trade Unions (confédération syndicale)
[5] Secrétaire Général de la COSATU